INTERVIEWS
Interview Décembre 2021
En quoi travailler sur des nouvelles diffère-t-il du travail sur des formats plus longs ?
Beaucoup d’auteurs s’exercent en rédigeant des nouvelles avant de se lancer dans des romans, c’est souvent l’étape obligée pour apprendre le métier d’écrivain. Personnellement, j’ai écrit plusieurs romans avant d’envisager un recueil comme Fongus. Je préfère travailler sur des récits moins brefs ; j’aime avoir le temps de développer des univers et pouvoir y incorporer autant de personnages que je le souhaite. La nouvelle a un aspect restrictif, elle nous oblige à simplifier la structure de l’histoire. Mais je pense aussi que lorsqu’une nouvelle est réussie elle peut avoir un impact incroyable sur le lecteur, justement par son côté vif et condensé.
Fongus a une dimension psychanalytique évidente. Est-ce que cette omniprésence des désordres névrotiques chez tes personnages a un objectif ?
La science-fiction et la psychanalyse ont des points communs, toutes deux sont capables de révéler chez les gens des possibilités qui leur permettent de dépasser les directives binaires de notre époque. Personnellement, j’essaie de mettre en place un imaginaire non policé à travers des univers délirants. Mes personnages sont traversés par des angoisses psychotiques qui sont le résultat d’un mode de vie spécifique à notre environnement néolibéral. Il est idiot de nier la dimension sociale des maladies mentales.
« Même si ce n’est pas beau à voir, même si ce n’est pas facile à admettre, regarde le monde dans lequel tu te débats et analyse ton rôle dans ce monde. »
On a tout de même l’impression que les maladies mentales sont chez toi la norme plutôt que l’exception…
Peut-être. Je cherche à ce que mes lecteurs s’intéressent au côté sombre de leur psychisme. Avec Fongus je leur tends un miroir, comme pour leur dire : « Même si ce n’est pas beau à voir, même si ce n’est pas facile à admettre, regarde le monde dans lequel tu te débats et analyse ton rôle dans ce monde. » Mes histoires ont une dimension trop « négative » pour réussir à attirer le grand public. Si vous cherchez des héros du genre Luke Skywalker ou Paul Atréides, vous allez être déçu. Écrire ce genre de choses ne m’intéresse pas, moi, ce qui me plaît, c’est de mettre à mal les préjugés de mes lecteurs.

Aborder un récit à travers l’absurdité permet de dénoncer les aberrations de notre société avec plus de légèreté, de manière moins frontale. Dans ces nouvelles, les protagonistes se retrouvent piégés dans un système qui tente de leur enlever toute liberté pour finir par les éliminer purement et simplement. Mes personnages sont confrontés à des situations d’une extrême cruauté, mais le reste de la population ne semble jamais s’en émouvoir. J’ai souvent fait ce genre de rêve où je me retrouvais cerné par des gens qui considéraient une situation surréaliste comme normale. Lorsque ces choses absurdes nous arrivent dans la réalité, c’est à ce moment-là que tout se complique.
Tu as obtenu une mention du jury du prix Alain-le-Bussy pour ta nouvelle « Un dangereux idéaliste ». Peux-tu nous en dire plus sur cette nouvelle ?
Cette nouvelle raconte la mésaventure d’un homme qui entre dans une boutique pour s’acheter une teinture pour les cheveux et tombe sur un couple de vendeurs totalement paranoïaques qui le soupçonnent de terrorisme et finissent par le dénoncer aux autorités. Le jury du prix a décidé d’attribuer une mention spéciale aux 18 premiers des 322 participants. J’étais bien sûr ravi d’en faire partie, surtout que le niveau des autres participants était impressionnant.

Je me suis surtout inspiré de sa manière d’adopter un ton détaché pour disséquer et fouiller les personnages, de manière nonchalante mais professionnelle, comme un chirurgien rompu à la tâche. C’était un grand malade de l’écriture, qui aimait travailler dans des conditions tout à fait inhabituelles, par exemple dans une vitrine de magasin (le genre de chose qui ne me viendrait pas à l’idée). Avec lui, on n’est jamais dans la mécanique poussiéreuse de l’ancienne SF de l’âge d’or. C’était un auteur d’avant-garde, expérimental, exubérant et assez génial, comme nous le prouvent des nouvelles comme « C’est toi qui es dans le trou ! » ou « Daniel Blanc pour la bonne cause ».
On retrouve effectivement ce côté « tranche de vie sans prétention » des nouvelles d’Ellison…
Oui, et aussi ces fins ouvertes, qui permettent aux lecteurs d’imaginer eux-mêmes ce que pourrait donner la suite de l’histoire. C’est une manière d’entrer en interaction avec les gens et de leur permettre de spéculer eux aussi sur leur avenir.
« J’avais visé juste et les gens ont perçu Magma tel que je voulais qu’il soit perçu : comme de la science-fiction horrifique vraiment angoissante. »
Peux-tu nous dire comment tes lecteurs ont accueilli ton dernier roman, Magma ?
Mieux que je ne l’aurais cru. C’est un roman sombre, anxiogène, beaucoup de personnes rejettent ce genre de lecture. Le livre est sorti en plein confinement, une période où beaucoup de monde n’avait pas le moral et préférait se changer les idées avec des bouquins plus optimistes, ce que je comprends tout à fait. Mais les avis des lecteurs étaient très enthousiasmants. J’avais visé juste et les gens ont perçu Magma tel que je voulais qu’il soit perçu : comme de la science-fiction horrifique vraiment angoissante.

Le monde d’aujourd’hui me fait parfois penser à un mauvais roman de SF, un roman terne, ennuyeux et terriblement menaçant. J’ai l’impression que nous sommes dirigés par des personnes aussi dangereuses qu’incompétentes, par une classe dominante qui nous impose une nouvelle sorte de totalitarisme flasque et multiforme. Rien n’est fait pour s’attaquer aux inégalités sociales ni à l’accaparement des richesses par les élites. Ces gens-là anéantissent la planète, puis cherchent des moyens de coloniser Mars, ce sont des sociopathes. Je l’ai écrit dans ma nouvelle « Trip » : « Ils avaient fait de la planète une cuillère en inox chauffée à blanc par des multimillionnaires accros au profit. » Nous sommes scotchés à nos écrans, à nous gaver de malbouffe et de réalité virtuelle. Nous leur servons de main-d’œuvre servile, de clients crédules et de consommateurs de gadgets. S’ajoute à tout ceci une surenchère des dispositifs de technosurveillance assez inquiétante. Asimov considérait comme naturel et sain que la technologie finisse par supplanter l’humanité… tu parles d’un progrès. Nous en sommes à un point où l’on nous vend des technologies pour nous sauver des technologies. Les gens sains d’esprit devraient refuser d’avoir à discuter avec des machines.
Quels sont tes projets à venir ?
Je travaille actuellement sur une étude au sujet de la pensée politique de Philip K. Dick. En parallèle, j’écris un roman de SF politique qui s’intéresse au néoconservatisme et aux stratégies de communication. Si tout se passe bien, l’un de ces deux ouvrages devrait paraître en 2022.