
Jungle Gym
Après être entrée dans le graphopôle de l’institut Sylvander, Lila Yacoub s’assit sur un coffre à jouets installé dans un angle de la pièce. L’enfant était suspendu à un jungle gym, la tête en bas comme une chauve-souris. De gros écouteurs tenaient miraculeusement sur son crâne malgré sa posture acrobatique.
Lorsqu’il descendit de la structure métallique, la neuropsychiatre l’observa attentivement. Sa bouche épaisse et ses yeux mi-clos lui donnaient un air benêt. Il fixait un large écran incurvé qui diffusait une émission sur un dalmatien enseignant la fonction des quarks dans la composition des protons.
— Pouvons-nous lui faire retirer son casque ? J’aimerais discuter avec lui, chuchota Lila Yacoub à l’infirmier qui l’accompagnait.
— Regardez au bout du fil…
Elle s’aperçut que l’embout de connexion pendait dans le vide, aucun appareil n’était raccordé aux écouteurs.
— Barney, nous avons de la visite, intervint l’infirmier. Je te présente le docteur Yacoub. Elle est membre de la commission de protection des mottrons…
Le garçon parut ne rien entendre.
— Bonjour Barney. Ravie de faire ta connaissance.
Elle esquissa un geste de la main en prenant soin de ne pas le toucher.
— J’aimerais discuter avec toi, si tu me le permets.
Il cligna des yeux, puis tapota son casque du bout des doigts, visiblement pour s’assurer qu’il était bien sur sa tête.
— Je souhaiterais te connaître un peu, comprendre tes émotions, t’aider à acquérir les premières syllabes et progresser dans ton apprentissage de la propreté.
Sans leur adresser un regard, l’enfant grimpa à nouveau jusqu’au sommet de son jungle gym.
— Tout ceci peut paraître compliqué, mais ne t’inquiète pas, nous allons surtout nous amuser. Est-ce que tu aimes les puzzles ?
Elle aurait souhaité que le garçon émette un grognement ou un geste, même pour signifier sa désapprobation, mais l’enfant se contentait d’observer nonchalamment l’écran, perché sur sa cage à poules.
— Pouvez-vous éteindre ce téléviseur ? Juste le temps de l’entretien…
— Désolé, mais ces enregistrements font partie du programme d’extrapolation graphique. Comme vous l’a indiqué le docteur Beyer, nous ne pouvons nous permettre de prendre du retard sur…
— Je vois, dans ce cas, baissez le volume, je vous prie !
L’homme lui lança un regard incendiaire avant de s’exécuter.
La salle regorgeait de jouets et de petits meubles aux couleurs vives. Au plafond, un vasistas offrait une vue sur un ciel synthétique plastifié. Lila Yacoub se dirigea vers une table où étaient éparpillés des feuilles millimétrées et des crayons.
— C’est ici que tu dessines Barney ?
— Oui, répondit l’homme à la place de l’enfant. Barney, s’il te plaît, fais-nous voir comment tu travailles.
Le mottron descendit docilement et s’agrippa à la manche de l’infirmier, les yeux baissés sur ses chaussettes dépareillées.
— Montre à la dame ce que tu sais faire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en s’accroupissant à la hauteur du garçon.
— Nous l’ignorons. Ces derniers temps, les dessins spontanés de Barney ressemblent plus ou moins tous à celui-ci.
— Est-ce que tu aimes dessiner Barney ?
L’enfant se tourna à nouveau vers le téléviseur, puis sautilla sur la pointe des pieds jusqu’à son jungle gym. Une fois au sommet de son cube, il se balança, les mains enserrant ses écouteurs, comme pour signifier qu’il ne souhaitait plus que l’on s’adresse à lui.
— Il n’est pas très coopératif. Il crayonne quelques croquis et repart se percher là-haut. La première année, nous n’avons rien pu en tirer. Puis nous avons remarqué qu’il avait l’habitude de s’amuser sur le grand assemblage métallique qui se trouve dans la cour, alors nous lui avons installé celui-ci.
Voyant que la femme paraissait ne pas faire le lien entre la structure et les dessins, il dut préciser sa pensée.
— Lorsqu’il refuse de coopérer, le docteur Beyer lui interdit de monter sur son jungle gym.
Devant le regard dubitatif de la neuropsychiatre, l’infirmier expliqua que comme n’importe quel autre enfant, Barney était conditionné afin qu’il respecte un certain nombre de règles.
— Leur environnement social angoisse les mottrons. L’imprévu les fait paniquer. Ils ont des difficultés à interpréter les codes de la vie en communauté, à nouer des relations avec leur entourage. Si cette structure le tranquillise, il ne me semble pas judicieux de s’en servir comme objet de chantage.
— J’applique les consignes, Mademoiselle Yacoub, libre à vous d’en discuter avec le docteur Beyer.
— Je n’y manquerai pas.
Lila Yacoub ne s’était pas attendu à ce que Kurt Beyer l’accueille à son domicile. Il vivait seul dans une immense demeure isolée au milieu d’une forêt privée. Le volume des pièces était spectaculaire. Les arbres surplombant le plafond vitré créaient des jeux d’ombres et de lumière saisissants. La neuropsychiatre patientait dans un renfoncement meublé de trois canapés qui formaient un U. Lorsque le docteur Beyer apparut avec une coupe de champagne dans chaque main, Lila Yacoub éprouva un profond malaise. C’était un homme étrange au regard insistant et aux fines lèvres pincées qui accentuaient son air autoritaire, voire malintentionné.
— Mademoiselle Yacoub, qu’avez-vous pensé de l’Institut ?
Sa voix était molle et monocorde. Il posa les verres sur la table et la toisa longuement de ses minuscules yeux de prédateur.
— Je n’ai malheureusement pas les compétences scientifiques pour évaluer l’Institut, mais il me semble que le petit Barney Gewehr n’entre pas dans la catégorie des mottrons savants.
— Qu’entendez-vous par « savants » ?
— Il a un quotient inférieur à 70. En dessous de ce seuil, toute personne est considérée handicapée mentale.
— Sommes-nous obligés d’immédiatement débattre des potentialités de ce pauvre Barney Gewehr ?
— Je suis venue pour ça…
— Parlez-moi plutôt de vous, Mademoiselle Yacoub…
— Je suis ici en qualité de membre de la commission de protection des mottrons…
— Cela ne nous empêche pas de faire connaissance, si ? Personnellement, je n’apprécie pas les entrevues trop protocolaires.
L’homme allongea ses jambes le long du divan tout en tapotant sa coupe du bout de ses ongles.
— Il va pourtant falloir vous y faire !
— Si vous aimez tellement les formalités, alors allons-y, parlons travail !
Il se leva et plaqua ses fines mains efféminées sur son costume de laine, comme pour le défroisser avant de débiter d’un trait :
— Barney Gewehr, sept ans, 67 en quotient classique, 128 en test de logique. Classifié mottron il y a trois ans. Possède un potentiel mathématique plutôt fiable. Ignore l’essentiel des gestes de la vie quotidienne, mais semble apte à développer des compétences en sciences fondamentales. Méthodique et rapide lors des tests d’intelligence qui impliquaient les matrices progressives de Van Heurck. Vous connaissez le concept de mémoire génétique des mottrons, n’est-ce pas ?
— Nous lui préférons la théorie de l’inconscient collectif de Jung.
— Jung a fait son temps, il est dépassé à tout point de vue, ricana le professeur.
— Que pense Barney de sa participation au programme d’extrapolation ?
— Très franchement Mademoiselle Yacoub, comment voulez-vous que je sache ce qu’il se passe dans la tête d’un gamin comme Barney Gewehr ? Vous avez dû vous en rendre compte, il n’est pas très… causant.
— Comme tous les mottrons non verbaux…
— Celui-ci est particulièrement replié sur lui-même, croyez-moi !
— Les mottrons ont un dysfonctionnement de l’hémisphère gauche du cerveau, souligna-t-elle en tripotant son collier de laiton.
En voyant le docteur se focaliser sur ses doigts qui jouaient nerveusement avec son bijou, elle serra les poings. Elle avait tendance à se ronger les ongles et ne souhaitait pas que Beyer remarque ce tic. Il était le genre de spécialiste à se concentrer sur une broutille pour en tirer des conclusions absurdes.
— Il y a chez ces enfants une suractivation du cortex préfrontal latéral et une accélération cérébrale atypique, continua-t-elle. Mais cette modification de la structure cérébrale ne semble pas être une particularité congénitale, plutôt le résultat d’un entraînement quotidien. C’est en tout cas ce que suggèrent les études par neuro-imagerie.
Kurt Beyer ricana avant de tremper ses lèvres dans le champagne.
— Qu’insinuez-vous ? Que ces gamins sont finalement comme les autres ?
— Bien sûr que non, j’aimerais simplement que vous réalisiez que le classement d’un enfant dans la catégorie des mottrons est parfois infondé. Barney se plaît-il à l’Institut ?
— Je n’en sais rien. Comme je vous l’ai dit, Barney Gewehr ne parle pas. Il en est incapable…
— Je n’en suis pas certaine.
Beyer commença à tourner autour du canapé. En passant derrière son invitée, il songea qu’une coupe de cheveux à peine plus courte lui aurait permis d’entrevoir la nuque délicate de cette trentenaire aux allures de femme d’affaires.
— Vous ne vous êtes tout de même pas mis en tête de faire parler le petit Gewehr ?
— Je suis censée évaluer ses possibilités développementales !
— La puissance de la mémoire photographique des mottrons non verbaux provient de leur absence d’acquisition du langage, toutes les études le prouvent. Une fois qu’ils communiquent, ils perdent tout intérêt pour l’extrapolation graphique. Très sincèrement, je pense que vous minimisez l’importance du programme auquel participe Barney Gewehr.
Il déposa son verre à pied près de son immense téléviseur et plongea les mains dans ses poches avant de poursuivre son argumentaire.
— L’extrapolation graphique a pour objectif d’approfondir la théorie du modèle mathématique global. Les seules avancées de ces dernières années résultent du programme d’extrapolation graphique et du recrutement de mottrons de moins de 10 ans, essentiellement non verbaux. La finalité d’une telle recherche est de dégager un modèle scientifique des lois de l’univers par une unification de la mécanique quantique et de la relativité générale.
Convaincu qu’elle ne saisissait pas grand-chose, il poursuivit en employant un langage plus simple.
— Pour schématiser, nous essayons de lier les lois qui régissent l’infiniment grand et l’infiniment petit. Les modèles de la relativité générale et de la mécanique quantique marchent, ils sont prouvés expérimentalement de façon très précise dans leurs champs respectifs. Le souci, c’est qu’ils ne s’accordent pas entre eux.
— Et vous comptez sur les dessins de ces enfants pour connecter ces deux modèles ?
— Très exactement. La théorie du modèle mathématique global est l’une des plus importantes tentatives d’explication pour rendre compatibles entre elles la physique quantique et la gravitation.
— Je comprends que tout ceci puisse fasciner, mais ne pensez-vous pas que les mottrons n’interviennent qu’en désespoir de cause face aux échecs répétés des scientifiques ?
Le docteur la dévisagea cette fois avec intérêt, comme si au-delà de son attirance envers elle, il saisissait enfin que c’était une femme perspicace.
— Si les mottrons peuvent nous sortir de cette impasse, pourquoi rechigner à les utiliser ? À travers notre programme, le citoyen projette ses fantasmes de voyage temporel, d’hyperespace, d’aventure dans des mondes parallèles… L’idée qu’il puisse y avoir quelque part un univers plus étendu, avec des dimensions cachées imperceptibles, dans lesquelles de nouvelles lois physiques opèrent… tout ceci captive les gens.
— L’engouement médiatique autour du programme ne vous préoccupe-t-il pas ?
— Non.
— Ce programme n’a pour l’instant servi qu’à placer des spécialistes à des postes clés dans de grands laboratoires et à faire doubler les investissements. La focalisation des institutions sur l’extrapolation graphique a freiné le financement des établissements d’aide aux mottrons. Ils sont devenus des objets fantasmagoriques, mais n’ont jamais démontré leur utilité dans le domaine scientifique.
— Ne soyez pas si caricaturale, Mademoiselle Yacoub…
— Selon ses détracteurs, la théorie du modèle mathématique global se heurte depuis toujours à la physique telle que nous la connaissons.
Elle sortit une note de son porte-documents en cuir et fit glisser son index le long du texte.
— Le docteur Bloomberg affirme ceci, je cite : « C’est une théorie strictement spéculative qui n’a jamais fait ses preuves. Elle ne nous explique rien de nouveau. »
La neuropsychiatre savait qu’il était inutile d’amener Beyer sur le terrain de l’empathie, seuls les résultats l’obnubilaient.
— En science, nous n’avons aucune garantie de réussite. Mais c’est un programme enrichissant qui mérite d’être mené à terme. Je suis convaincu qu’il nous permettra de découvrir de nouvelles interactions fondamentales et qu’il nous ouvrira de formidables opportunités.
Il adressa un sourire à son invitée afin d’essayer de la faire entrer dans un jeu de séduction auquel lui seul désirait participer.
— Pour en revenir à notre sujet initial, poursuivit-il, le cerveau d’un enfant comme Barney fonctionne à la manière d’un ordinateur. Les classifications et le développement des systèmes l’obsèdent. Une des particularités des mottrons est qu’ils raccordent les éléments entre eux sans aucun aspect émotionnel. Ils réfléchissent froidement, à la manière de machines. Ils ont une surcapacité à détecter et manipuler les volumes. Ils perçoivent les détails avant l’ensemble. Barney possède des facultés certaines pour la visualisation spatiale et mécanique.
— Il est socialement isolé. Dans des circonstances similaires, n’importe quel enfant aurait pu développer de telles facultés. Ou alors peut-être a-t-il seulement peur d’être privé de son jungle gym.
— Quelques minutes de visite vous ont-elles suffi à vous forger une si mauvaise opinion de l’institut Sylvander ?
— Oui, répondit-elle sans se démonter. Je n’ai vu aucun livre dans le graphopôle. Or, les mottrons non verbaux sont généralement sujets à l’hyperlexie.
— Mademoiselle Yacoub, nous sommes formels au sujet de Barney Gewehr. L’IRM a révélé une suractivation de son cortex occipital ventral temporal, la zone cérébrale qui traite les informations visuelles. C’est bien la preuve qu’il possède des capacités hors norme.
— Ce que je remets en question, Docteur, c’est avant tout son utilité au sein du programme.
Constatant qu’elle persistait à lui tenir tête, Beyer grimaça d’écœurement.
— Bon Dieu, mais vous l’avez dit vous-même, souffla-t-il exaspéré, vous n’avez pas les compétences scientifiques pour évaluer ce programme…
— Ils éprouvent un besoin obsessionnel de routine qui affecte chaque aspect de leur quotidien…
— Vous en parlez comme d’un malade…
— C’en est un !
Beyer tira sur les manches de son veston avant de se mettre à arpenter son salon, avec une expression indéchiffrable.
— Qu’attendez-vous de moi au juste ? interrogea-t-il d’un ton intimidant.
Lila Yacoub hésita, puis finit par annoncer qu’elle allait déposer une demande auprès de la commission pour transférer Barney Gewehr dans un établissement spécialisé pour enfants atteints de déficience cognitive.
— Comptez-vous procéder de la même manière pour chaque mottron participant au programme d’extrapolation graphique ?
— Ce programme me paraît inepte, si ça ne tenait qu’à moi, j’y mettrais un terme. Malheureusement, mon point de vue reste minoritaire au sein de la commission.
— Je vois que vous aviez votre petite idée sur la question avant de visiter l’Institut. J’aurais aimé en être informé. Je n’aurais pas perdu ma soirée à tenter de vous convaincre.
— Vous avez une maison magnifique, conclut-elle en rangeant ses notes dans son porte-documents, et je vous remercie de m’avoir consacré un peu de votre temps.
Elle plaqua une de ses mèches blondes derrière son oreille et lui tendit sa main.
— À demain Docteur.
Il la salua, la tête tournée vers l’entrée pour lui signifier son empressement à la voir disparaître. Il attendit d’entendre la porte se refermer derrière elle pour s’adresser à son assistante virtuelle.
— Julie.
— Oui Docteur, répondit une voix préenregistrée exagérément sexualisée.
— Contacte immédiatement le sénateur Moskau, je souhaite m’entretenir avec lui au sujet de la commission de protection des mottrons.
— Tout de suite Docteur.
Lorsque Lila Yacoub entra dans le graphopôle, Barney Gewehr regardait cette fois-ci une animation en images tridimensionnelles. À l’autre bout de la salle, Kurt Beyer analysait l’un des dessins du garçon. C’était une sorte de tube qui projetait un rayon rouge en direction d’un rectangle traversé par deux fentes.
— Barney, il va falloir que tu ajoutes un écran à l’extrémité de ton schéma, puis que tu prolonges ta lumière jusqu’à cet écran.
Beyer redressa la tête et toisa la neuropsychiatre en train de les observer les bras croisés.
— Mademoiselle Yacoub, vous êtes venue admirer l’interférence de Young qu’a dessinée Barney ce matin ?
Sans relever la pique du médecin, elle se baissa vers l’enfant pour éviter un rapport hiérarchique entre eux.
— Comment vas-tu Barney ? Je t’ai ramené un cadeau. Je l’ai découpé dans une revue.
Beyer fronça les sourcils en se penchant en avant pour tenter d’apercevoir l’image. Le garçon ne manifesta aucune réaction. Elle plaça alors le bout de papier devant ses yeux pour éveiller sa curiosité.
— Sais-tu ce que c’est ?
En examinant la photographie, il bredouilla un mot incompréhensible.
— Excuse-moi, mais je n’ai pas entendu.
— Jungle gym, prononça-t-il, distinctement cette fois.
— C’est exactement ça, un jungle gym, répéta-t-elle en esquissant un sourire satisfait. Il se trouve dans la cour de l’une de nos écoles. Comme tu peux le voir, il y a aussi des balançoires, des toboggans et toutes sortes d’activités pour les enfants de ton âge…
— Mademoiselle Yacoub, l’interrompit sèchement le docteur en la foudroyant du regard, puis-je vous parler une minute ?
Elle resta accroupie à la gauche du garçon, le fixant droit dans les yeux pour ne pas risquer de rompre le lien qui venait de s’établir entre eux.
— Seul à seul Mademoiselle Yacoub !
Beyer retira vivement l’image des mains de la femme et, une fois dans le couloir, la saisit par le poignet. D’un mouvement brusque, elle libéra son bras avant de lui arracher le bout de papier.
— Ôtez vos sales pattes de là, Beyer !
L’homme parut déstabilisé et s’appuya contre la porte d’un laboratoire qui indiquait « accès réglementé ».
— Vous êtes devenue folle ? Vous pensez réellement que ce gamin va sortir d’ici sans aucune opposition de ma part ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il savait parler ?
— Vous n’obtiendrez jamais la permission de le transférer dans l’une de vos écoles minables ! Je vous conseille d’oublier Gewehr et de retourner vous occuper de vos détraqués mentaux !
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Vous appelez ça savoir parler ? Il baragouine quelques mots comme un perroquet…
— Il sait parler, Beyer, et je vous jure que je mettrai tout en œuvre pour qu’il quitte Sylvander au plus vite.
— Vous pensez vraiment que c’est ainsi que les choses fonctionnent ? s’esclaffa-t-il. J’imagine que vous connaissez Moskau…
Elle comprit instantanément où il voulait en venir.
— C’est un ami. Après votre départ, je lui ai passé un coup de fil. Je l’ai mis au courant de vos manœuvres et lui non plus ne voit pas vos petites combines d’un bon œil.
Sans un mot, elle lui tourna le dos et reprit la direction du graphopôle.
— Un conseil : laissez tomber ! Un second appel de ma part et vous perdez définitivement votre place au sein de la commission.
Dans la salle, la neuropsychiatre rajusta son chemisier en essayant de retrouver son calme. Barney Gewehr s’était à nouveau perché sur sa structure.
Sous le regard incrédule de l’infirmier, elle ôta ses escarpins et retroussa légèrement sa jupe pour escalader le jungle gym. L’enfant baissa la tête. Pour la première fois, elle décela de la curiosité dans ses yeux. Une fois en haut, elle s’assit en équilibre sur un barreau en prenant soin de ne pas basculer en avant.
— C’est sacrément haut. Tu n’as pas le vertige ?
Il n’écoutait déjà plus et enroulait méthodiquement le fil de son casque autour de la paume de sa main.
— Tu sais, je crois que si tu n’es pas heureux à l’institut Sylvander, il faut que tu le dises au docteur Beyer. Peut-être qu’il comprendra et qu’il t’aidera à trouver une solution. Il te suffit de bien vouloir lui parler.
— Arrêtez votre numéro ! Descendez de là ! ordonna l’infirmier qui commençait à perdre patience.
— Barney, promets-moi d’essayer d’en discuter avec lui. Il y a de très chouettes écoles en dehors de l’Institut et je pense que tu pourrais t’y faire des amis.
— Ne m’obligez pas à monter vous chercher.
L’homme tenta d’attraper la cheville de la neuropsychiatre, mais celle-ci replia ses jambes pour les positionner hors de sa portée.
— Dernier avertissement Mademoiselle Yacoub, ou je serai contraint d’appeler la sécurité.
— Ne vous fatiguez pas, Beyer est en train de s’en occuper.
Furieux, l’infirmier se précipita dans le couloir pour s’informer de la situation.
— Je crois qu’ils me trouvent bizarre moi aussi, s’amusa-t-elle en exerçant une très légère pression de ses doigts sur l’épaule du mottron. Tu veux que je t’avoue un secret ?
Il posa les mains contre son casque comme s’il s’apprêtait à l’enlever, puis se ravisa avant de se balancer d’avant en arrière.
— Quand j’avais ton âge, je m’ennuyais beaucoup. Mes parents n’aimaient pas me voir jouer, ils m’obligeaient à retenir toutes sortes de choses barbantes… Et plus j’en apprenais, plus ils me demandaient d’en apprendre. Selon eux, c’était comme ça que l’on devenait une grande personne bien comme il faut. Mais on ne rend pas un enfant heureux en lui imposant des rêves d’adulte. Les enfants sont faits pour avoir des rêves d’enfant. Tu comprends ce que je veux dire ?
Barney Gewehr dévala la structure avec l’agilité d’un petit primate. Il s’agenouilla devant la table de plastique et ajouta un rectangle à l’extrémité de son dernier dessin. Puis, avec application, il prolongea la lumière rouge jusqu’à la forme qu’il venait de tracer, comme le lui avait demandé le docteur.
Entouré de l’infirmier et de deux agents de sécurité en costume gris, Beyer réapparut et somma la neuropsychiatre de quitter l’Institut sur-le-champ.
Grâce au cube, elle avait une vue d’ensemble qui lui procurait une certaine jubilation, mais en redescendant, l’angoisse d’abandonner le jungle gym l’étreignit.
— Vous êtes cinglée et je ne manquerai pas d’informer la commission de cet incident, lui lança Kurt Beyer avec une satisfaction perverse mal dissimulée.
— Je n’en doute pas une seconde, ricana-t-elle en rechaussant avec difficulté ses escarpins. N’oublie pas mon secret Barney, à bientôt.
Le garçon resta le nez plongé dans son dessin et elle eut un pincement au cœur en constatant qu’il l’ignorait.
À l’extérieur de l’institut Sylvander, elle eut envie de fondre en larmes. Elle s’assit sur un trottoir et retira ses chaussures trop étroites qui lui comprimaient les orteils. Sa conduite avec Barney Gewehr avait été maladroite et peu professionnelle. Elle se sentait ridicule et avait la certitude qu’elle serait bientôt écartée de la commission. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’il accepterait d’être arraché à son environnement ? Elle qui avait vu tant de mottrons se comporter comme des chats sauvages devenus fous lorsque leur routine était perturbée.
Pour Lila Yacoub, l’ascension de cet énorme cube avait représenté une brève explosion psychoaffective. Elle s’était balancée dangereusement au-dessus du vide, demeurant dans la crainte de dégringoler, mais elle avait compris le sentiment de sécurité que Barney pouvait éprouver sur sa montagne métallique. « Au fond, songea-t-elle, peut-être avons-nous tous besoin de notre jungle gym. » Puis elle enfila ses douloureux talons aiguilles et reprit sa marche en retenant ses larmes… comme une grande personne bien comme il faut.