
La pluie de l'arrière-saison
Des bénévoles en costume-cravate plaçaient les fidèles autour de la scène où le révérend Tarbell s’apprêtait à commencer sa prédication. De longs néons illuminaient la salle de leur lumière blafarde. Sur les parois transparentes étaient suspendus des écrans géants. 18 000 adeptes du Gospel Tabernacle s’amassaient pour entrer en communion dans cette mégastructure vitrée.
La célébration religieuse débuta sans Tarbell. Pendant près d’une heure, des cantiques à plein volume plongèrent les fidèles en état de transe. « Nous aimons Jésus et Jésus aime le prolétariat… », s’époumonait l’assistance. « Nous aimons Jésus dans le socialisme, Dieu est socialiste et le Révérend est notre libérateur… »
Dans un moment d’hystérie collective, Tarbell s’approcha du pupitre pour s’emparer d’un microphone. Sur l’immense toile suspendue au-dessus du pasteur était projetée une création numérique reproduisant une Jérusalem antique assiégée par une poignée de guérilleros débarquant d’un yacht. Sautillant d’un bout à l’autre de l’estrade en Plexiglas, il annonça qu’il apportait à tous la tempête et l’insurrection.
— Mais avant tout, dites à votre voisin qu’il est votre compagnon de lutte, votre frère de lutte. Remerciez-le de vous rejoindre dans le communalisme christique. Annoncez-lui que s’il se trouve ici, c’est que la guérison est proche. Oh oui, la guérison ! Guéries de quoi mes chères sœurs ?
« Guéries de la soif de possession », hurlèrent en chœur des voix de femmes.
— Guéris de quoi mes frères ?
« Guéris de la propriété », scandèrent les hommes à l’unisson.
— Alléluia ! lança le Révérend avec un mouvement extatique.
Il tira sur son col romain en plastique avant de faire glisser ses mains sur sa veste militaire. Il avait pour habitude de remplir d’antalgiques les poches cousues sur sa poitrine qui se fermaient à l’aide d’un rabat boutonné.
D’une voix apaisée, il pria les nouveaux adeptes du culte de se signaler par un geste qui ressemblait étrangement à un appel à l’aide. La foule ovationna chaleureusement les récentes recrues et chacun d’eux inscrivit ses coordonnées sur un formulaire afin d’être sollicité pour faire don de leur temps ou apporter une contribution financière à l’Église.
Le public du Gospel Tabernacle faisait preuve d’une bonhomie sincère. Grâce à un système vidéo interne, l’assemblée voyait s’afficher sur les écrans les images du spectacle auquel elle participait. En simultané, elles étaient retransmises sur la chaîne du câble dont Tarbell était propriétaire. Le producteur, reconnu pour son professionnalisme, tonitrua :
— Jésus annonce à travers son serviteur que si vous voulez être ses disciples, il va falloir abandonner ce que vous possédez. Ne possédez rien à vous seul. Même pas la foi, oh non, surtout pas la foi ! Si par malheur vous la possédez, commencez par la perdre, et ainsi vous pourrez enfin croire en Jésus-Christ.
Ses yeux exorbités, humides, presque bestiaux, étincelaient à travers ses lunettes fumées.
— Il va falloir que nous brisions notre foi si nous voulons la vivre pleinement ! prévint-il en esquissant un geste inquiétant.
Micro en main, le leader du culte exhortait sa communauté à se libérer de la soif de possessions matérielles. Citations bibliques à l’appui, il demandait à ses fidèles de s’insurger jusqu’à leur résurrection. Il s’époumonait et la température grimpait. Les « Amen ! » et les « Alléluia ! » fusaient de toute part, comme des échos d’aliénés dans un asile de fous. Les trompes assourdissantes et les sifflets stridents se mêlaient en un vacarme fédérateur. La foule, étonnamment jeune, paraissait galvanisée, prête à exploser de ferveur.
— Le Tabernacle fait cavalier seul. Les Églises de la bourgeoisie dépensent une énergie incroyable à refuser de s’impliquer dans les problématiques terrestres. Je vous le dis, Dieu est une obscénité, un blasphème absurde quand ceux qui le servent n’adorent en réalité que les lois du marché. Jésus n’est pas une idole ! Lorsqu’il se rend au Temple pour prier son Père et qu’il aperçoit des marchands de colombes et les tables des changeurs d’argent, il s’insurge. Il chasse les marchands et envoie voler les meubles. Que leur déclare-t-il à ce moment-là ? « Il est écrit que la maison de mon Père est appelée maison de prière. Et vous, vous l’avez transformée en un repaire de brigands ! »
L’enthousiasme du révérend Tarbell était contagieux. Il parvenait à maintenir le lien entre des milliers de membres du Gospel Tabernacle tout en attirant toujours davantage de nouveaux adeptes. Il était impliqué dans de violentes controverses au sujet des pratiques de guérison et était fréquemment accusé de charlatanerie, mais tout ceci n’ébranlait nullement sa congrégation. Même quand il avait fait appel à la générosité de ses partisans pour financer un projet aussi stupéfiant que l’achat d’un jet privé, les fidèles s’étaient joyeusement cotisés. Plus ses détracteurs dénonçaient ce qu’ils voyaient comme une arnaque spirituelle, plus la communauté se repliait sur elle-même et faisait front. Il exigeait des adeptes de limiter leur temps de sommeil pour qu’ils s’impliquent davantage au sein de l’Église. Il était plus simple de contrôler une congrégation trop exténuée pour faire preuve d’esprit critique.
La guérison de la femme du sénateur Kuarto avait été la principale raison de l’ascension médiatique de Tarbell. Elle avait publiquement déclaré être atteinte d’un cancer bronchique, une tumeur maligne qui ne lui laissait plus que quelques mois à vivre. Désespérée, elle était entrée en contact avec le révérend Tarbell pour en discuter avec lui. Par une imposition des mains sur la zone métastasée, il était parvenu à éradiquer la maladie de manière inexplicable. S’en était suivie une correspondance entre eux. Elle se considérait comme une miraculée et avait fait la promesse à Tarbell qu’il bénéficierait désormais de son soutien indéfectible. Dans la foulée, Tarbell avait surfé sur sa popularité grandissante en publiant Le message de vérité du socialisme apostolique, un ouvrage qui mêlait christianisme, chamanisme et théologie de la libération. Le livre remporta immédiatement un succès colossal. Pendant un temps, il devint la coqueluche des plateaux de télévision et une figure emblématique du mouvement charismatique.
Il y avait dans les traits ciselés de Tarbell quelque chose d’ancien, de profondément authentique. Avec sa mâchoire volontaire et ses pommettes hautes d’un Indien d’Amérique, il prétendait être le descendant d’un chef d’une des Six nations iroquoises. En observant son teint mat, on n’avait aucun mal à le croire.
Il aimait raconter la manière invraisemblable dont Dieu avait surgi dans sa vie, ou plutôt dans son taxi. Un ange vêtu d’une veste cloutée s’était assis sur la banquette arrière de sa Toyota et lui avait enjoint de le conduire jusqu’au royaume de Dieu. Les premières minutes, Robert Tarbell s’était contenté de le prier gentiment de lui foutre la paix ; puis l’ange avait posé des doigts luminescents sur son épaule en lui indiquant qu’il possédait désormais le don de guérison et qu’il devait propager le message du socialisme apostolique. Suite à cette apparition céleste, il décida de démissionner de son job de chauffeur pour mettre en place un programme d’aide aux démunis. Il collecta assez de fonds pour ouvrir des centres communautaires pour les enfants ainsi que des dispensaires et des cours d’alphabétisation. En faisant construire des maisons de convalescence, il parvint à persuader les plus âgés de céder leurs biens en contrepartie d’une prise en charge totale.
En s’écartant des formes d’évangélisation classiques, il dut faire face à l’hostilité du reste des mouvements charismatiques traditionnels. Ils lui reprochaient sa remise en cause de la conception virginale du Christ et son interprétation marxiste des Écritures.
Les attaques des autres prédicateurs vedettes eurent pour effet d’aggraver sa dépendance médicamenteuse. Son addiction le rendait lunatique, irritable.
Initialement, les institutions politiques de Nouvelle Mahogany considéraient le Gospel Tabernacle comme une sorte de version moderne des pasteurs itinérants qui voyageaient pour convertir les foules. Une espèce d’avatar des mouvements de réveil qui prêchaient sous des chapiteaux et vivaient des offrandes des croyants. Quand les autorités réalisèrent que les envolées insurrectionnelles de Tarbell et son gigantisme débridé rencontraient un accueil favorable dans les milieux universitaires et chez les plus pauvres, il était trop tard. Il était devenu impossible d’enrayer son ascension sans se mettre à dos une horde d’illuminés.
— Si nos vies sont conformes à la loi de Dieu, déclama Tarbell, alors nous obtiendrons la plus implacable des victoires. Seigneur, tu n’es pas la source de ma soumission, mais la base de ma fonction sur Terre. Implacables nous sommes, implacables nous serons ! Unis dans les enseignements du socialisme apostolique !
Hors de la communauté, le Révérend était perçu comme le grand gourou d’un culte occulte, ridicule et suspect. « Nous resterons attentifs et vigilants à toute forme de dérive », avait publiquement déclaré une commission d’enquête gouvernementale au sujet du Gospel Tabernacle. Tarbell et ses partisans n’étaient pas dupes, ils savaient que les conservateurs souhaitaient les gommer du paysage politique du pays. Le leader refusait tout contact avec la « presse bourgeoise », laissant ses adeptes entretenir sa légende. Rodés à l’exercice du prosélytisme, les fidèles du Gospel prêchaient la pensée de Tarbell avec une ardeur passionnée. Ils envahissaient les transports en commun pour diffuser sa parole et, malgré le rejet brutal dont ils étaient victimes, conservaient toujours leur sourire et leur calme. Ils étaient profondément dévoués au Révérend.
Robert Tarbell poursuivit son sermon en relatant avec sérieux ses expéditions divines. Bien que farfelu, son récit fascinait la foule. Une fois le compte rendu de ses escapades prophétiques achevé vint le moment que les fidèles attendaient : la guérison. D’un ton sévère, il appela au pupitre l’une de ses disciples. Sous les acclamations, une obèse en tunique métallisée entreprit difficilement l’ascension jusqu’à l’estrade. Le Révérend s’approcha pour poser ses mains sur elle. Il commença par la maintenir fermement par le haut du crâne puis lui tâta les épaules. Il remonta vers sa nuque pour lui masser les vertèbres, mais, voyant qu’elle était sur le point de perdre connaissance, la relâcha et pivota vers le public. Entre ses doigts, un gésier de poulet ruisselait de sang ; une vision miraculeuse qui fit bondir d’enthousiasme la salle entière.
— Aux côtés du Christ révolutionnaire, nous sommes immortels, hurla-t-il en prenant soin de camoufler l’abat de volaille dans un mouchoir tandis que la grosse femme posait un genou sur l’estrade. Alléluia !
« Alléluia », répéta la salle avec une simultanéité stupéfiante.
La Delta gris métallisé de Tarbell cahotait en s’engageant sur la route gravillonnée qui menait à son ranch d’Alpena. De part et d’autre de la route, on apercevait du bétail d’élevage et des pentes herbeuses jonchées d’énormes pierres. Sur la banquette arrière, son fils adoptif, Dominique, et son capucin, Camilo, avaient fini par s’assoupir. Véra Tarbell se contentait de patiemment écouter les élucubrations de son mari en observant les moutons escalader les collines.
— Un idiot de son genre est tout à fait capable de répondre à des agents du bureau d’enquête sans réaliser que nous risquons un procès, pestait-il au sujet de l’un de ses collaborateurs. Nous ne pouvons plus nous permettre de rester dans les clous, nous contenter de jouer les chrétiens irréprochables ! On ne nous attaque pas frontalement ; on cherche à nous liquider déloyalement. Pour eux, nous ne sommes pas des croyants, nous sommes des rouges. Les gens comme nous disparaissent avec l’assentiment de la population.
— C’est un garçon droit selon moi.
— Bon Dieu, ne sois pas naïve.
Puis il poursuivit en tentant de retrouver son calme.
— À un moment ou à un autre, nous serons dans l’impossibilité d’éviter la confrontation. Hommes, femmes, enfants… chacun va devoir apprendre à protéger la congrégation. Nous avons besoin d’armes à feu.
— Ils ne te laisseront jamais constituer un arsenal militaire, répliqua Véra en se regardant dans le miroir situé à l’intérieur du pare-soleil. Elle se maquillait peu, mais ses lèvres étaient naturellement très rouges et ses yeux comme soulignés au crayon noir. En raison de sa petite taille et de son imposant chignon, sa tête paraissait trop grosse pour le reste de son corps.
— Nous n’allons pas nous contenter de nous plaindre et de tendre la joue. Le socialisme apostolique est un appel à la résistance. S’il le faut, nous ferons de nos enfants des combattants !
Son visage avait pris une expression froide, agressive, fanatique, il arborait le rictus d’un religieux ayant perdu le sens des réalités.
— Ma riposte sera mesurée, poursuivit-il en frappant le volant du poing, proportionnée à l’attaque de nos adversaires idéologiques.
— Je t’en prie, calme-toi Robert, tu vas réveiller le petit.
— Lui aussi va devoir apprendre à défendre le Gospel Tabernacle.
— Calme-toi et regarde la route !
— Je connais la région comme ma poche, cesse de paniquer. Passe-moi plutôt mon antidouleur tu veux…
Lorsque la Delta heurta un virevoltant épineux, sa femme poussa un cri en tendant un bras vers son fils dans un réflexe protecteur. Tarbell, lui, se contenta de se masser les tempes.
— Ralentis s’il te plaît, tu vas nous tuer à cette allure.
— Tu ne penses pas que César puisse être un informateur ?
— César ? Pourquoi diable César ferait-il une chose pareille ?
— Qui peut dire pourquoi les gens trahissent leurs proches… Pour de l’argent, du sexe, un poste haut placé ? Qu’est-ce que j’en sais ?
— Je crois surtout que tu as besoin de repos, tu te mets à tous nous soupçonner de travailler pour le gouvernement.
— Je ne t’ai jamais accusée ! hurla Robert Tarbell en la dévisageant.
Dans ses moments de délire paranoïaque, les yeux de son mari lui glaçaient le sang, surtout lorsqu’il portait ses lunettes fumées censées empêcher ses fidèles de se blesser si par inadvertance ils croisaient son regard.
— Je t’en supplie, ralentis Robert…
— Pas avant que tu ne t’expliques !
— J’ai dit ça comme ça, sans…
— Si tu me caches la vérité, je te traiterai avec moins d’indulgence qu’une inconnue…
— Tu deviens fou, gémit-elle d’une voix chevrotante, est-ce que tu t’en rends compte ?
En arrivant sur les 3000 hectares de son ranch, il parut retrouver sa lucidité. Les terres verdoyantes, les canyons, les séquoias, tout ceci formait un tableau naïf et apaisant. L’acquisition de cet ancien parc fédéral avait coûté près de 15 millions de rants à l’Église. Tarbell avait prétendu vouloir organiser des « séminaires de catharsis » où chacun devait confesser ses fautes devant des caméras. Les aveux devaient être retransmis sous la forme d’une émission hebdomadaire sur l’une des chaînes du Gospel Tabernacle. Mais pour l’heure, l’immense ranch servait simplement de résidence secondaire pour le leader et ses proches. La propriété était équipée de plusieurs hélisurfaces et saunas n’ayant jamais servi. Tout autour, les parcs fédéraux appartenaient au gouvernement, il avait donc décidé d’ériger un ensemble de bâtisses le long de ses terres pour assurer sa protection. Hormis quelques faisans et des cerfs, on ne croisait que des chasseurs et des pêcheurs, car la région avait la réputation de fournir les meilleures truites du pays.
Une fois sortie du véhicule, Véra Tarbell contempla avec mélancolie les plaines qui l’entouraient. Elle appréciait le paysage, mais les séjours ici étaient pénibles, son mari lui imposant ses troubles de l’humeur.
— Occupe-toi du singe et branche mon Eco-Phone crypté. Je vais contacter Eunice Kuarto pour le financement du canal 26.
Comme toujours, Tarbell ne prêtait aucune attention à son fils. Il avait fait adopter le garçon à Trinidad en pensant profiter de la bienveillance des dignitaires cubains, mais les autorités de l’île avaient jugé les idées de Tarbell trop dingues pour être prises au sérieux. Sa femme avait fini par s’attacher à l’enfant et le Révérend se trouvait maintenant dans l’obligation de devoir supporter ce gamin à la fois encombrant et trop effacé. A contrario, il témoignait à son capucin une gentillesse excessive, lui offrant toute sorte de gadgets.
La décoration intérieure était rustique : têtes de bêtes empaillées, tapis et couvertures aux motifs aztèques et navajos, mobilier en bois…
— Sers-moi un verre, je vais te dicter l’introduction de mon discours de vendredi !
— Je n’ai que deux mains, s’insurgea-t-elle. Pourquoi n’as-tu pas fait venir l’une de tes secrétaires ?
— J’ai besoin d’être entouré de personne de confiance… au moins le temps que je fasse la lumière sur toutes ces histoires.
— Il n’y a aucune histoire, soupira-t-elle de dépit.
Elle s’assit à ses côtés et se mit à lui caresser la joue avec ses ongles longs et carrés, tandis que l’enfant et le singe s’amusaient bruyamment près du coffre en acier où il rangeait ses fusils.
— Tu trembles de plus en plus Robert. Il va falloir songer à diminuer ta consommation d’antidouleurs.
Il la dévisagea comme une bête moribonde prise dans un piège.
— Regardez sous vos pieds, dit-il en repoussant sa femme, le capitalisme n’est plus qu’une maison en ruines, il se décompose comme le cadavre d’un bouc puant. Nous sommes l’incarnation du bras armé de Dieu, l’incarnation de la transformation possible, nécessaire et totale.
— Suis-je censée prendre des notes ?
Sans attendre sa réponse, elle trottina servilement jusqu’au bureau pour s’emparer d’un bloc de feuilles et d’un stylo.
— Ils viendront à nous !
— Comment ça ? demanda-t-elle en relevant la tête vers lui.
— Ils viendront par nos routes, envoyés par le Seigneur lui-même, pour nous faire ravaler notre révolte. Les mains gantées de cuir, portant des matraques et des calibres 38, ils nous feront taire, ils refusent ce que nous sommes.
Tarbell paraissait maintenant abattu, presque résigné. Il observait le petit singe qui lui tournait autour à toute allure.
Peut-être devrions-nous nous concentrer sur l’essentiel, suggéra timidement Véra.
— L’essentiel ?
— Les Évangiles. Après tout, nous sommes une Église du réveil et non un parti politique.
— Abandonner les fondements socialistes de notre religion ?
— Le gouvernement n’a que faire des grandes communautés de croyants, même lorsque celles-ci sont soupçonnées de malversations ou d’irrégularités… l’État ne s’en mêle pas. Les agents du bureau d’enquête s’intéressent à nous pour nos théories subversives… Voilà ce qui les inquiète.
— Heureusement que nous les inquiétons.
— Regarde-nous, s’exclama-t-elle en ouvrant les bras pour qu’il considère attentivement l’immense salon du ranch. Le socialisme ce n’est pas ça : des propriétés de 3000 hectares, des hélicos, des jets privés… Le socialisme est incompatible avec un tel train de vie !
— Et être chrétien c’est ça peut-être ? fulmina-t-il en pointant son index entre les deux yeux de sa femme comme s’il s’agissait d’un Colt destiné à lui faire ravaler sa langue.
— Dans ce cas-là, nous ne valons pas mieux qu’une stupide secte, répliqua-t-elle en soutenant son regard.
— Libre à toi de foutre le camp !
Elle recoiffa l’énorme chignon au sommet de son crâne et attrapa brusquement son fils par les épaules. Le capucin les suivit en glapissant.
— Une dernière chose Véra…
Elle pivota vers lui en tentant de dissimuler sa crainte.
— Si tu t’avises de parler de nos affaires au bureau d’enquête, je te ferai tuer ! Toi et le gamin ! Est-ce bien clair ?
— Dieu te maudisse Robert ! Toi, ton Église et tous les pauvres idiots à ta botte !
Elle claqua la porte derrière elle, manquant de sectionner le singe en deux. Tarbell laissa échapper un rire nerveux et retira sa paire de lunettes pour se frotter les paupières.
En entendant la sonnerie de son Eco-Phone retentir, il sut que Dieu s’apprêtait à lui transmettre un message de la plus haute importance à travers la voix d’Eunice Kuarto.
— Révérend Tarbell à l’appareil.
— Bonjour, Robert, ici…
— Eunice, la coupa-t-il. J’étais sur le point de vous contacter.
— J’ai de mauvaises nouvelles.
— Un problème au sujet du canal 26 ?
— Du canal 26 ?
— Voyons Eunice, s’irrita-t-il. Vous m’aviez promis de réunir les fonds nécessaires au lancement du canal 26.
— Désolée, Robert, mais il…
— Un enregistrement le prouve, attendez…
Elle l’entendit poser son Eco-Phone sans ménagement et aller fouiller dans une des valises pour en sortir un enregistreur. Il enclencha l’appareil avant de l’appuyer contre l’émetteur-récepteur du téléphone : « … Ne vous inquiétez pas pour votre chaîne de télévision, Jo vous dégottera les financements. Nous avons des collaborateurs au Laos qui seront ravis d’investir dans votre projet. Je vous ferai bénéficier d’un pourcentage avantageux en contrepartie de… » Il stoppa la bande et plaqua l’Eco-Phone contre son oreille.
— Tout ceci me paraissait pourtant clair lors de notre échange au Marina Bay.
— Vous m’avez enregistrée ? demanda-t-elle au bord des larmes.
— Ne le prenez pas personnellement, Eunice, c’est une habitude… c’est souvent plus sûr !
— Robert ?
— Je vous écoute.
— Ils m’ont diagnostiqué un nouveau cancer métastasé.
Elle l’entendit souffler dans l’appareil, bruyamment, comme pour signifier sa consternation.
— C’est une dure épreuve que le Seigneur vous impose à nouveau, lâcha Tarbell après quelques secondes d’hésitation.
— Vous m’aviez promis…
— Promis ?
— Vous m’aviez promis que si je suivais à la lettre vos enseignements, Dieu ne s’attaquerait plus à moi.
— Avez-vous suivi mes enseignements ?
— Bon Dieu, grogna-t-elle en essayant de contenir sa colère, bien entendu que j’ai suivi vos conneries.
— Dans ce cas, vous n’avez pas à vous inquiéter. Il suffira que je passe pour une imposition des mains et…
— Vous ne m’approcherez plus !
— À quel endroit se situe votre tumeur ?
— Allez-vous faire foutre Tarbell.
— Écoutez Eunice, calmez-vous, je comprends tout à fait qu’une telle nouvelle puisse vous affecter.
— Oh non, vous ne comprenez pas ! éructa-t-elle d’une voix furieusement aiguë. Vous crèverez avant moi, espèce d’ordure. Sans la protection de mon mari, vous allez finir comme David Koresh lors du siège de Waco. Ils vous colleront une balle entre les deux yeux !
— Fermez-la pauvre folle ! hurla-t-il en envoyant voler son Eco-Phone contre l’un des murs du salon.
Le fait qu’une femme de sénateur croie respecter les enseignements du socialisme apostolique en se contentant de limiter ses dépenses et ses caprices l’exaspérait. Mais lui-même était empêtré dans cette contradiction insurmontable ; c’est d’ailleurs ce que lui reprochait Véra.
Il ouvrit le tiroir dans lequel il rangeait un petit pistolet semi-automatique et une bible en cuir noir ornée d’une croix en relief. Il hésita quelques instants, puis enfouit l’arme à feu sous sa ceinture. Il saisit le livre et monta dans la chambre à coucher du premier étage. Il était décidé à n’en sortir qu’après avoir reçu la révélation qui lui permettrait de se tirer de l’impasse existentielle dans laquelle il pataugeait. Si au petit matin le Seigneur n’avait pas daigné s’adresser à lui, alors il lui offrirait en sacrifice Véra et Dominique avant de mettre fin à ses jours.
Quand ils revinrent de leur promenade au bord du lac, Véra et son fils entendirent le Révérend s’égosiller en frappant des mains. Véra pensa qu’il répétait un discours pour l’un de ses shows télévisés. Puis il se mit à réciter des prières à un rythme étonnamment rapide dans une langue inconnue, de type chamito-sémitique.
À la nuit tombée, Tarbell n’était toujours pas redescendu. Elle coucha son fils dans l’une des pièces du rez-de-chaussée et laissa le capucin vaquer à ses occupations. Elle espérait que son mari ne viendrait pas les menacer à nouveau. « Qu’il crève ! » songea-t-elle en se rappelant les propos qu’il avait tenus plus tôt dans la journée. Elle savait depuis longtemps qu’il n’y avait rien à sauver, ni leur mariage ni la santé mentale de Robert. Il avait mis le doigt dans un engrenage qui le mènerait à sa perte. Elle se demandait seulement combien de temps il restait avant qu’il ne précipite toute sa famille avec lui dans sa chute.
Elle entendait résonner des claquements de mains et des pas à travers les murs de sa chambre décorée d’un banjo et d’une lampe à pétrole. Il semblait s’être mis à danser. En se concentrant davantage, elle perçut des pleurs (ou peut-être des rires). Il était clair que son mari sombrait dans une forme d’aliénation mystique qui le rendait dangereux. Elle l’entendit dévaler les escaliers, puis percuter une sculpture en céramique. Le tapis étouffa légèrement le bruit de l’objet brisé.
— Chérie ! cria-t-il, comme possédé à cet instant.
Véra Tarbell se précipita dans le couloir pour l’empêcher de réveiller Dominique. Il lui apparut nu, le corps luisant de sueur. Il tenait le semi-automatique dans une main. Elle avait l’habitude de le voir s’agiter lorsqu’il empoignait une arme. Elle ne craignait pas qu’il la descende, plutôt qu’il presse la détente par accident et affole le petit.
— Chérie, prépare le gamin, on retourne en ville !
— Moins de bruit Robert, tu vas le réveiller.
— Il vient de s’adresser à moi, annonça-t-il avec un grand sourire exalté, il faut rentrer d’urgence et tout reprendre à zéro.
Son visage était congestionné, habité par un sentiment d’euphorie.
— Calme-toi et explique-moi…
— Il m’accorde une seconde chance Véra… une seconde chance… C’est une occasion inespérée qui s’offre à nous !
— Que s’est-il passé là-haut ?
— J’ai obtenu la révélation que j’attendais. Il s’est adressé à moi sous la forme d’un mât totémique sculpté dans un thuya, un totem impalpable. Il m’a longuement parlé de Dominique, il m’a donné des directives très précises à son sujet.
— Ça y est ? Tu t’intéresses à lui ?
— Seigneur Dieu, Véra, ne sois pas comme ça… Ce n’est pas moi qui m’intéresse à lui, c’est Dieu qui l’a choisi !
— Et pourquoi l’a-t-il choisi ? cracha-t-elle avec un dédain non feint.
— Rejoins-moi dans la voiture, ordonna-t-il en remontant les escaliers à toute allure. Je t’expliquerai en chemin…
Sur la route, Robert Tarbell se mit à raconter confusément comment le totem s’était adressé à lui. Véra et son fils s’étaient installés sur la banquette arrière. Elle tenait entre ses bras l’enfant endormi ; emmitouflé dans une épaisse couverture, seul le haut de son crâne restait visible. Le petit singe s’était recroquevillé sous le siège passager, silencieux, comme sur le point de s’endormir lui aussi. Dans la précipitation, Tarbell n’avait même pas boutonné sa chemise. On pouvait entrevoir la crosse de son semi-automatique dépasser de son pantalon. Derrière, sa femme s’aperçut que de la sueur coulait le long de sa nuque. Pendant que son mari la fixait dans le rétroviseur, elle remarqua que la membrane blanche de son œil était zébrée de vaisseaux écarlates. Il ne lui avait jamais paru aussi sinistre.
— Il me l’a annoncé : je n’ai plus à me soucier de la campagne mensongère dont je suis victime. Tous ces articles de presse commandités par de grands groupes capitalistes, ces allégations sur les prétendus abus physiques et psychologiques… Ces calomnies ne doivent plus m’atteindre.
Il essuya la transpiration qui lui coulait dans les yeux avant de poser le pistolet sur le tableau de bord.
— Réveille le petit ! Il faut lui annoncer la nouvelle : il est l’enfant de la délivrance, le futur serviteur du plein Évangile.
Véra Tarbell se contenta de lancer vers son mari un regard atterré.
— Nous allons devoir embaucher des détectives privés, c’est le seul moyen d’enfin savoir d’où proviennent toutes ces lettres haineuses et ces menaces téléphoniques. Le totem m’a ordonné de tout mettre en œuvre pour mettre fin aux dissensions internes. Il m’a prévenu : nous sommes au bord de la faillite.
— L’Église ne s’est jamais aussi bien portée !
— Une faillite morale Véra… morale, répéta-t-il en se recroquevillant sur son volant.
— Ta critique du gouvernement est trop virulente. Toute cette apologie de la subversion ne nous a causé que des ennuis. Un pays si profondément ancré dans ses valeurs conservatrices ne peut pas cautionner le genre de thèses que tu défends.
— Il ne s’agit pas de conservatisme, mais d’un pouvoir diabolique, capitaliste ! Dieu m’a demandé de remédier à tout ceci… par la violence s’il le faut !
— La violence, murmura-t-elle en se cramponnant à la portière quand la Delta manqua de basculer dans le fossé. Tu parles d’une révélation !
— Le destin du gamin, la voilà la révélation. Rappelle-toi l’épître aux Romains : « Et comment y aura-t-il des prédicateurs, s’ils ne sont pas envoyés ? » Je te l’ai toujours dit : quelqu’un viendra après moi accomplir le message.
— Je ne sais plus quoi en penser, je crois que tu as besoin d’aide.
— Bien sûr que j’ai besoin d’aide !
— Une aide psychiatrique Robert. Tu es malade !
— Il enseignera la vraie justice, poursuivit-il sans faire cas des paroles de sa femme. La doctrine du socialisme apostolique tombera du ciel comme la pluie. Zacharie, chapitre 10, verset 1 : « Demandez donc à l’Éternel de la pluie au temps de l’arrière-saison ! Il produit les orages : il vous accordera une pluie abondante qui fera pousser l’herbe de chacun dans son champ. » Nous serons comme la fine pluie sur l’herbe tendre, comme les ondées sur le champ… la pluie de l’arrière-saison.
Une lumière de phare jaillit. Un bref crissement de pneus et la tôle gris métallisé de la Delta s’encastra dans un pick-up qui arrivait en sens inverse. Les deux véhicules ne formaient déjà plus qu’un seul et unique bloc d’acier. Les Tarbell furent projetés à l’intérieur de l’habitacle et les portières se plièrent en deux sous la violence de l’impact. Un mélange d’organes et de mousse provenant des sièges éventrés tourbillonnait dans la Delta comme des paillettes de plastique dans une boule à neige. En se heurtant frontalement, les automobiles n’avaient laissé aucune chance aux passagers.
Les secours mirent plusieurs heures à extraire les corps en lambeaux, puis ils nettoyèrent les deux carcasses pour que les dépanneuses traînent les épaves jusqu’à la casse de Julep.
— Il s’agit du révérend Tarbell et de sa famille, déclara le chef local de la police en effleurant son calibre 38 dans son étui. Le propriétaire du grand ranch d’Alpena.
— Le prêtre rouge de la télé ? demanda un adjoint qui se démenait pour redresser une portière récalcitrante.
— Lui-même.
— Alors bon débarras !
Le chef tambourina sur la carrosserie avec la matraque qu’il tenait entre ses gants en cuir. Il gardait le silence, mais n’en pensait pas moins.