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L’entonnoir

L'entonnoir

Jacob Scholem était captivé. Cela lui faisait toujours le même effet quand il voyait une jolie fille avec un disque sous le bras. Il observait la jeune femme flâner au milieu des vinyles de seconde main qui s’entassaient dans les rangées du Ramayana Monkey. Elle portait un t-shirt noué sur le ventre et un jean délavé déchiré au niveau des cuisses. Ses cheveux coupés court mettaient en valeur sa paire de boucles d’oreilles surdimensionnées : le style caractéristique de toutes les filles d’Handgola lorsqu’arrivait l’été. Après avoir distraitement fouillé dans la colonne « Glam rock », elle avança jusqu’à Jacob pour se pencher vers lui.

— Est-ce que ce disque est bon ?

Elle tenait fermement l’objet tout en fixant intensément le vendeur, espérant visiblement obtenir un conseil avisé.

— Faites voir, marmonna-t-il d’un ton mal assuré en rangeant son chiffon à polir et sa solution de nettoyage alcoolisé.

Il étudia la pochette avec un enthousiasme très modéré. Il s’agissait d’un mauvais album de Kiss, période sans maquillage et synthétiseur envahissant.

— Vous aimez Kiss ?

— Pas vraiment, avoua-t-elle en lui reprenant le disque afin d’y rejeter un coup d’œil.

— Quel est votre genre ?

— Mon genre de ?

— Votre genre musical favori ?

— J’adore ce qui bouge, ce qui fait planer, expliqua-t-elle en adoptant une posture involontairement ridicule.

Jacob hocha la tête tout en fouillant sous son comptoir.

— Tenez, écoutez ça, conseilla-t-il en déposant un album de Frank Zappa sur l’une des platines. C’est un disque très abordable, mais la rythmique jazz est ébouriffante.

— Du jazz ? s’insurgea-t-elle.

— Pas d’inquiétude, ce sont des morceaux qui s’adressent à tout le monde, à tous les amoureux de la musique, quels qu’ils soient, c’est un disque parfait pour faire connaissance avec cet artiste. Vous n’imaginez pas l’impact socioculturel que ce musicien a pu avoir sur l’humanité. Zappa pénètre nos esprits de façon particulière, c’est une expérience nettement plus enrichissante que l’achat d’un album de Kiss.

Elle esquissa une moue, ennuyée par les explications du vendeur, puis plaça nonchalamment l’aiguille de la tête de lecture dans un sillon.

— Ce n’est pas trop mal, admit-elle une fois le casque sur les oreilles.

La fille se mit à remuer de manière grotesque. Jacob ne pouvait en détacher les yeux. « Quelle drôle de nana, songea-t-il en la contemplant d’un air hébété. Si une femme pareille entrait dans ma vie, elle me mènerait par le bout du nez, aucun doute… »

— Tu penses vraiment qu’une minette de ce genre va dépenser 80 rants pour un album de Zappa ? le railla Strip, un habitué qui travaillait bénévolement pour le Ramayana Monkey. Elle va te le jeter au visage lorsque tu vas lui annoncer le prix.

— Moins fort, l’interrompit Jacob, toujours absorbé par le déhanchement de sa cliente.

— Elle ne risque pas de nous entendre, elle a monté le son au maximum. Cette fille est cinglée si tu veux mon avis.

— Ton avis ne m’intéresse pas, désolé.

— Pourquoi tentes-tu de lui vendre une édition originale ?

— Les rééditions sont désastreuses, voilà pourquoi, s’agaça Jacob en tirant Strip par le bras pour l’éloigner de la fille. Après tout, peut-être que je lui proposerai un rabais.

Son ami écarquilla les yeux avant de s’écrier :

— Un rabais ? Je dépense l’essentiel de ma pension d’invalidité ici et je n’ai jamais bénéficié de la moindre ristourne !

— Regarde-la, s’extasia Jacob en coiffant sa moustache mal taillée. Elle est… sensationnelle !

— Tu coucherais avec une fille qui ne connaît pas Zappa ?

— Elle serait d’accord tu penses ?

— Certaines femmes aiment les expériences bizarroïdes.

— En quoi faire l’amour avec moi serait une expérience bizarroïde ? s’indigna le vendeur en plongeant ses mains dans son vieux short froissé.

La cliente retira le casque d’un air contrarié, puis se dirigea vers la sortie.

— Bonne journée, lança Jacob en espérant réussir à capter son attention, mais la fille ne jeta même pas un regard derrière elle. Elle s’éloigna tandis qu’il l’observait fondre dans la masse. Apathique, il rangea le disque de Frank Zappa dans sa pochette afin de le remettre à l’abri sous son comptoir. Strip lui tapota le bras avant de lui déclarer :

— Je t’avais bien dit qu’elle était cinglée.

Jacob Scholem était un quarantenaire mal peigné et désespéré par sa calvitie naissante, un homme à l’allure négligée, perpétuellement angoissé par l’avenir. Il aimait voir les clients flâner à la recherche d’une bonne affaire ou d’un trésor perdu dans les étalages. Il se considérait comme un archiviste, le gardien d’un temple peuplé par les fantômes de l’industrie musicale. Pour lui, les disques possédaient la force des objets sacrés, empreinte du moment magique où la beauté sonore jaillit du vide. Chacun de ses disques le ramenait à un instant précis de sa vie et il tenait son métier de vendeur pour l’une des plus hautes activités humaines. « La musique est une affaire trop sérieuse pour qu’on laisse le premier type venu s’en occuper », avait-il coutume de répéter.

— Tu vas pas en faire une maladie, le réconforta Strip. Les clientes, c’est pas c’qui manque.

— Je n’en fais pas une maladie, elle était super, c’est tout.

— Non mon vieux, elle a foutu le camp lorsque tu lui as fait écouter l’un des plus grands albums de jazz fusion de tous les temps. C’est consternant d’être à ce point insensible au génie.

Un homme en complet gris poussa la porte du Ramayana Monkey et retira ses lunettes de soleil en écaille de tortue pour examiner Jacob Scholem, puis il se présenta au vendeur avec une assurance intimidante :

— Patrick Rehlinger, gérant de la société d’investissement Babcock & Babcock.

Jacob releva la tête et l’étudia en silence. Avec sa cravate à micromotif floral en jacquard et ses cheveux peignés en arrière, ce type incarnait le jeune cadre ambitieux, charismatique et prospère. À l’évidence, il vouait une attention obsessionnelle à son apparence.

— Je peux vous aider ? finit par l’interroger Jacob en lui serrant la main.

— Je suis à la recherche d’un Bob Dylan et j’ai besoin de votre aide.

— Nous avons beaucoup de Dylan…

— Une édition exclusive qui ne contient quasiment que des chansons en versions alternatives.

— Vous voulez parler de la copie test de Blood on the tracks ? questionna Jacob, tout à coup très intrigué.

— Oui, celle de l’enregistrement qu’il avait pressé pour la faire écouter à son frère David.

— Cette copie test se vend à des prix faramineux, Monsieur Rehlinger. Je ne suis même pas sûr qu’il en existe plusieurs exemplaires.

— D’après mes renseignements, il n’en existe qu’un, précisa l’investisseur d’un air qui se voulait amical.

Rien que d’imaginer détenir un tel objet en boutique rendait Jacob nerveux.

— J’aimerais simplement que vous m’aidiez à acquérir cette copie. Vous bénéficieriez bien entendu de 10 % de commission.

— 10 % de commission, répéta Jacob en réfléchissant tout haut.

« Bon sang, ce type m’a l’air sérieux, pensa-t-il. Je pourrais tirer une belle somme d’une transaction pareille. Je vais contacter Papa, il pourra peut-être me renseigner. »

Albion Scholem, le père de Jacob, avait été animateur dans une grosse station qui émettait sur les ondes moyennes dans les années 70. Il avait fait le bonheur des amateurs de rock de toute la région pendant des décennies. À force de recevoir des quantités astronomiques de disques promotionnels, il s’était décidé à ouvrir sa propre boutique, devenant le seul disquaire du pays à oser aller voir des collectionneurs avec 40 000 rants en cash pour leur acheter des camions entiers de vinyles. Il avait l’habitude de dire à ses clients qu’il ne croyait en aucune religion, mais que les disques renfermaient la réponse au secret de l’humanité. Un jour, il avait tendu à son fils une boîte contenant une dizaine d’albums et lui avait demandé son avis. Ses connaissances sur Sinatra l’avaient déçu, mais il fut émerveillé par son érudition en matière de folk nord-mexicain et de post-punk germanique. Après avoir travaillé quelques années aux côtés de son fils, il prit sa retraite et finit par lui confier la gérance du Ramayana Monkey avant de s’installer à Petrolina avec une jeune danseuse de Frevo.

— Si vous êtes capable de mettre la main sur un tel objet, annonça Patrick Rehlinger d’un ton décidé, je vous recommanderai à des amis collectionneurs.

Sa voix sonnait comme celle d’un télévangéliste. De plus en plus mal à l’aise, Jacob répondit :

— Je ne vous promets rien, il y a peu de chance que je déniche un vinyle si rare. À votre place, je contacterais d’autres magasins…

— C’est chose faite. J’ai l’habitude de laisser mon numéro à des vendeurs.

À cause de sa manie de dépenser tout son salaire en matériel hi-fi, Jacob pataugeait financièrement ; une telle rentrée d’argent permettrait de rénover sa boutique et de régler quelques dettes. À l’écart des deux hommes, Strip écoutait avec attention ; Jacob se tourna vers lui comme pour lui demander conseil, mais il se ravisa pour finir par déclarer :

— Je vais faire de mon mieux, Monsieur.

— Tenez-moi au courant de l’avancée de vos recherches, dit Rehlinger en lui tendant sa carte. Mon numéro est inscrit là. Vous tomberez certainement sur mademoiselle Marnie, ma secrétaire, n’hésitez pas à lui parler de votre enquête.

« Mon enquête… c’est ridicule », pensa-t-il avant de répéter piteusement qu’il ferait son possible.

— Mon vieux, on peut dire que t’as une sacrée veine, s’exclama Strip une fois que l’homme d’affaires eut quitté le Ramayana Monkey.

Jacob haussa les épaules puis se hissa sur son tabouret pour décrocher le téléphone. Contrairement à lui, son père avait la réputation d’être vif d’esprit, et dans ce genre de situation, Jacob recherchait toujours son appui. Albion Scholem lui fournit des informations précieuses. D’après lui, cette copie test n’avait rien d’unique, il en existait plus d’une dizaine. La version selon laquelle Dylan avait pressé cette copie pour la faire écouter à son frère n’était apparemment qu’une légende.

Un conseil, lui suggéra son père, si tu mets la main sur l’un de ces disques, contente-toi de toucher tes 10 % sans révéler ce que je viens de te dire. Fais simplement comme si de rien n’était.

— Compte sur moi, lui assura Jacob avant de raccrocher, encore bouche bée d’apprendre qu’il avait finalement une chance de parvenir à remplir la mission que lui avait confiée Rehlinger.

L’esprit absent, il frictionna sa nuque pour apaiser la tension au niveau de ses cervicales. « Procédons par étapes », se dit-il avant de se tourner vers Strip pour lui demander de fermer la boutique à sa place.

— T’es sur une piste ?

— Je vais seulement rendre visite à Blomquist, rétorqua Jacob en enfilant précipitamment sa veste au cuir craquelé.

— Albion t’a filé des tuyaux ?

Jacob, tout en vidant la caisse pour compter l’argent, avant de glisser la fine liasse de billets dans sa poche intérieure, répondit :

— Occupe-toi simplement de fermer la boutique… et ne pose pas tes mains graisseuses sur mon album alternatif de Psychocandy, je viens de le polir.

— Faudrait tout de même penser à me verser un salaire un de ces jours, non ? Ton père, lui, avait au moins la décence de me proposer des cafés.

Piqué au vif par les sarcasmes de son ami, Jacob resserra le cordon de son short en lui lançant un regard qui semblait dire : « Ne plaisante pas avec moi ! Pas aujourd’hui ! »

 

Gérald Blomquist était un homme solitaire et maladivement timide qui n’avait jamais travaillé de sa vie. Il était l’unique enfant d’une riche famille d’architectes qui acceptait de prendre en charge toutes ses lubies de collectionneur. Avant même de fêter ses trente ans, il avait parcouru le monde à la recherche d’artistes méconnus et d’éditions spéciales. Tout un pan de la maison de ses parents accueillait sa collection de 28 000 disques. Il possédait des singles rares des Dopesmoker ainsi que des versions israéliennes extrêmement chères de Bowie. Jacob et Blomquist ne s’étaient jamais liés d’amitié, mais s’il y avait une personne dans cette ville qui était assez riche pour détenir l’une des copies de Blood on the tracks, c’était bien lui.

Une fois devant l’interphone, près du portail en fer forgé, Jacob s’épongea le front avec le bas de sa chemise, puis pressa le bouton.

Samantha Blomquist, que puis-je pour vous ? fit une voix féminine et cordiale.

— Bonsoir, Jacob Scholem, un ami de Gérald. Je suis vendeur au Ramayana Monkey et j’aimerais m’entretenir avec lui au sujet de sa collection de disques.

Le lourd portail se déverrouilla automatiquement et s’entrouvrit en grinçant légèrement.

— Merci, reprit Jacob sans trop oser s’aventurer dans l’immense propriété.

Une villa contemporaine se dressait au milieu des palmiers et devant la large porte d’entrée en acajou, une femme coiffée d’un serre-tête en velours le salua d’un geste chaleureux. Elle portait des ballerines à talon et tenait dans sa main un verre de bourbon presque vide. Une fois à l’intérieur, Jacob examina la cuisine sophistiquée à travers un imposant hublot, puis traversa un vaste couloir décoré de sculptures d’Anton Momberg. La pièce principale était si grande qu’il pouvait à peine y croire.

— Un verre pour m’accompagner ?

— Non merci, déclina-t-il.

Il réalisa qu’il s’était assis dans un spacieux fauteuil pivotant sans demander l’autorisation, mais Samantha Blomquist, manifestement ivre, ne semblait pas s’en formaliser. Sur la table basse en acier, il remarqua immédiatement une urne funéraire avec une inscription sur le bord en toutes petites lettres : « Tu demeures dans nos cœurs et nos pensées. »

— Cancer de la trachée, fit-elle d’une voix fatiguée.

Elle se mit à s’esclaffer. Puis ne dit rien. Jacob se demanda s’il s’agissait d’une plaisanterie. Se raidissant sur son fauteuil, il s’agrippa à l’accoudoir. Consciente de la gêne de son invité, Samantha Blomquist lui servit un verre d’eau tout en détaillant les circonstances de la mort de son fils.

— Profitez de la vie tant que vous êtes en bonne santé, conseilla-t-elle en le regardant comme si ses yeux entrevoyaient les recoins les plus intimes de son psychisme. Jacob trouvait la situation horriblement sinistre

— Je pense que je ferais mieux de rentrer.

— Vous êtes venu parler à Gérald de sa collection. Gérald n’est plus de ce monde, mais sa collection est toujours parmi nous. Suivez-moi !

— Ce n’est pas nécessaire, j’imagine que vous n’avez… commença-t-il, puis il s’interrompit en voyant la femme s’emparer d’un classeur.

Elle le fit entrer dans une pièce contiguë qui contenait de nombreux disques protégés dans des caisses molletonnées. Une fois dans la grande salle, Jacob se figea de stupéfaction, comme face à un animal sur le point d’attaquer.

— Combien y en a-t-il ?

— Très exactement 28 702.

— Merde alors, lâcha-t-il en se grattant le crâne d’un air ahuri. C’est impressionnant !

— Je ne sais pas, c’est peut-être le cas, mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est un passe-temps puéril.

— Certainement, répondit lamentablement Jacob.

— Je suis un peu dure. Après tout, c’est une passion sûrement intéressante. Aimeriez-vous jeter un œil à la liste d’albums de mon fils ?

— Comment la liste est-elle classée ?

— Dans l’ordre alphabétique, il me semble, dit-elle avant de vider son scotch d’un trait.

Elle lui tendit le classeur et il s’empressa de regarder à la lettre D. Blomquist possédait un nombre impressionnant de versions des projets de Bob Dylan ; malheureusement, il ne vit aucune trace de la copie que cherchait Patrick Rehlinger.

— Vous avez trouvé votre bonheur ? demanda-t-elle avant de rire tout en s’accrochant à son épaule.

Puis elle redevint impassible, tout d’un coup très sérieuse.

— Je suis désespérée, avoua-t-elle en posant son verre vide sur un casier. Veuillez m’excuser, mais je n’y arrive plus.

Elle entreprit d’enlacer Jacob Scholem, mais se figea à nouveau et pencha la tête pour écouter les pas qui résonnaient dans le couloir. Elle se retourna et se précipita vers le salon en laissant Jacob planté là. Dépassé par l’absurdité de la situation, il perdit son sang-froid. Il remarqua une sortie à l’autre bout de la pièce, slaloma entre les empilements de casiers et déverrouilla précipitamment la porte pour fuir à toute allure vers la rue. Au moment de franchir le portail encore ouvert, il jeta un dernier coup d’œil derrière lui et aperçut les Blomquist qui lui disaient au revoir de la main en souriant bêtement. Jacob se demandait ce qu’elle avait pu inventer pour que son mari regarde décamper un inconnu avec autant de jovialité.

 

Jacob Scholem sortit du métro avec l’impression de porter toute la misère du monde sur les épaules. Les mains dans les poches, il avançait tête baissée, le dos voûté. Sa visite chez les Blomquist n’avait servi à rien, mis à part peut-être apprendre la mort de l’un de ses meilleurs clients. À la nuit tombée, les jolies vacancières dans leurs mini-shorts en jean envahirent l’avenue. Sur un coup de tête, il décida de passer voir Sheila, une junkie qui habitait à quelques encablures du Ramayana Monkey. Les négociations avec Sheila n’étaient jamais agréables, mais pour de mystérieuses raisons, elle était en contact avec les principaux collectionneurs de la région. Des milliers de vinyles, presque uniquement des albums de rock progressif psychédélique, jonchaient le sol de son studio. Chaque fois que Jacob s’était rendu dans son appartement, il avait eu droit au même cérémonial. Elle se roulait dans un vieux sac de couchage et allumait une pipe à méthamphétamine ou à crack (Jacob ne savait pas faire la différence) avant de discuter du prix de ses disques.

Pendant plusieurs minutes, il tambourina à sa porte en répétant : « Sheila, ouvre, c’est Jacob. » Il savait qu’elle était là, il l’entendait ronfler derrière la cloison. « C’est bon, bordel, deux secondes ! » finit-elle par hurler à travers la paroi.

— Tu fais chier ! cingla-t-elle avant de retirer la chaîne de son entrebâilleur.

Elle le dévisagea avant de retourner s’allonger dans son sac de couchage.

— Tu tombes super mal. J’suis salement à cran si tu veux tout savoir, plus rien à fumer… à part mes cigarettes. Puis fais gaffe où tu mets tes pompes, manquerait plus que tu piétines mes originaux d’Emerson, Lake and Palmer. T’aimes ça toi, Emerson, Lake and Palmer ?

Jacob secoua la tête négativement.

— Putain Jacob… même Tarkus ?

— Même Tarkus, reconnut-il mollement.

Elle eut un rictus narquois et alluma une Mélanome en lui indiquant d’un geste vague où il pouvait s’asseoir. Des capsules de bière et des cendriers pleins dissimulaient le plateau de la table. Dans l’angle, se trouvait un amas de vieux tracts publicitaires qui paraissaient carbonisés. La majorité de la pièce était couverte de vinyles en assez bon état. « C’est la dernière fois que je fous les pieds dans ce cloaque, se promit-il, quel dépotoir. Un coup à attraper la gale ou une saloperie de psoriasis. »

— J’imagine que Bob Dylan, c’est pas vraiment ton truc ? finit-il par demander avant de maladroitement se laisser basculer dans un pouf en osier à demi éventré.

Elle haussa les épaules en silence. Elle était incapable de contrôler les mouvements de son corps décharné et ne cessait de gratter l’affreux scorpion qu’elle s’était fait tatouer sur le biceps.

— Je te pose cette question, car je suis à la recherche d’une copie très rare de Dylan, alors je fais un peu le tour des collectionneurs du coin.

— Depuis quand tu t’intéresses à Bob Dylan ? interrogea-t-elle en gesticulant bizarrement.

Elle tira à petits coups rapides sur sa Mélanome, puis la posa sur un bord de table pour gratter son scorpion.

— C’est pour un client.

Très pâle, le visage émacié par la drogue, ses avant-bras étaient aussi blancs que si le sang n’y circulait plus. Avec son habituelle apathie, Jacob écarta la mouche qui lui volait autour et demanda :

— Tu savais que Blomquist était mort ?

— Cancer de la trachée.

— Je viens de l’apprendre de la bouche de sa mère, ça m’a fait un choc.

— Vous n’aviez pas l’air amis, remarqua-t-elle en fermant ses yeux moroses.

Elle sembla tout à coup absente, profondément plongée dans des pensées fugitives, explosives, angoissées… elle ne paraissait même plus avoir conscience de la présence de Jacob.

— Nous n’étions pas amis, confirma-t-il après un moment. Il m’arrivait de déposer des vinyles de valeur dans sa boîte aux lettres, histoire que le postier ne les abîme pas. Quand il n’était pas en voyage, il était du genre à vivre reclus, à seulement se faire livrer des pizzas et des albums de Screamin’ Jay Hawkins.

Sheila, haussa les épaules, indifférente à la relation qu’entretenaient Blomquist et Jacob. Mal à l’aise, le disquaire inspecta la pièce pour tenter de comprendre comment elle s’y retrouvait dans un tel foutoir. Il remarqua soudainement que Sheila venait de s’extraire de son sac de couchage répugnant pour s’asseoir à ses côtés. Elle gratta à nouveau son scorpion, l’enlaça et lui glissa à l’oreille :

— T’en fais donc pas pour Blomquist. Il a eu la belle vie, crois-moi.

— T’aurais pas un contact susceptible d’avoir ma copie de Dylan ? demanda Jacob pour abréger le tête-à-tête. Le mélange d’odeur de transpiration et d’ammoniaque lui provoquait des haut-le-cœur.

— Le gros Dany, mais il habite Cartierville.

— C’est pas la porte à côté, se plaignit Jacob.

— Et en plus, c’est un gros con abject, tout ce qu’il y a de plus insupportable.

— Tu penses que je pourrais l’appeler ?

— Ça dépend.

— Ça dépend de ?

— Ça dépend de toi, reprit-elle en frottant le pouce et l’index de sa main droite.

Jacob comprit qu’il allait devoir acheter le numéro du « gros Dany ».

— J’ai 25 rants sur moi.

Sheila se leva pour noter des chiffres à l’arrière d’un paquet de Mélanome vide. « Elle doit être régulièrement en contact avec lui pour connaître son numéro par cœur. » Il lui tendit ses billets à contrecœur en se frottant la moustache avec un brin de nervosité.

— J’y vais, annonça-t-il en prenant le paquet de cigarettes des mains de Sheila. Merci pour le tuyau.

Elle l’étudia d’un regard perplexe avant de lâcher :

— T’as déjà pensé à voir un psy ?

— Je te demande pardon ?

Jacob avait parfaitement entendu, mais le fait qu’une femme dont la vie ressemblait à un tableau cauchemardesque de Bosch lui pose une telle question le sidérait.

— Y a pas à en avoir honte, si j’en avais les moyens, moi aussi je…

— Ce n’est pas d’un psychiatre dont tu as besoin, mais d’une clinique d’aliénés, s’emporta-t-il en quittant brusquement les lieux.

En descendant les escaliers, l’abattement le saisit. Il se sentit terriblement las. Il en voulait à Sheila d’insinuer qu’il souffrait de troubles mentaux sévères. Une fois dans la rue, le souvenir de la cliente qui se déhanchait sur son édition originale de Zappa lui revint. « Tu n’avais aucune chance », s’avoua-t-il en soupirant. À 43 ans, il accusait le coup chaque fois qu’il apercevait son reflet. Quand il repensait au Jacob Scholem de sa jeunesse, il sentait son moral s’effondrer. Il remonta l’avenue jusqu’au minuscule deux-pièces où il entassait son matériel hi-fi. La nuit était tombée sur Handgola. Des hordes de vacancières braillaient les paroles ineptes des tubes à la mode. Il les dévisageait, résigné et profondément malheureux.

 

Obtenir un rendez-vous avec le gros Dany n’avait pas été une mince affaire. En contrepartie de ses renseignements, Daniel Someropps avait exigé un exemplaire de Big Brother & the Holding Company signé par Janis Joplin. Au téléphone, il lui avait assuré qu’il savait où trouver une copie test de Blood on the tracks. L’occasion était tellement belle que Jacob accéda à sa demande.

Toujours vêtu de son short et de sa chemise bariolée à manches courtes, Jacob accepta le gobelet de Traumacola que lui tendait le gros Dany. En déglutissant, il grimaça : le soda avait un drôle d’arrière-goût. Arborant de longs cheveux bouclés crasseux et des poches sous les yeux, Someropps portait un polo délavé qui, malgré sa corpulence, était beaucoup trop large pour lui. « Je me demande comment s’alimente un type pareil. Poulet frit et bacon grillé, le tout baignant dans l’huile et la sauce. Il n’y a qu’à voir sa mine boursouflée et son teint rougeaud pour comprendre que toute cette masse adipeuse le tuera. » Malgré la présence de son invité, le gros Dany restait assis sur son fauteuil à regarder un spectacle comique en position semi-allongée.

— Comme convenu, voici un exemplaire dédicacé de Big Brother & the Holding Company, dit Jacob en lui tendant le disque, contraint d’élever la voix à cause du volume du téléviseur. Celui-ci arrive de Melbourne.

— Janis signait des albums à tout bout de champ.

Il rota, s’agita sur son siège et se mit à rire avant de reprendre :

— Vous savez que j’ai fréquenté Jerry Lewis ? J’ai longtemps eu des liens avec le show-business, c’est comme ça que j’ai pu réunir une si belle collection.

Jacob devait admettre que malgré toute l’antipathie que lui inspirait son hôte, celui-ci possédait quelques pièces de collection exceptionnelles. Les disques tapissaient les murs. Même approximativement, il était impossible d’évaluer combien ce type en détenait.

— Contrairement au sucre, la musique est une obsession inoffensive, renifla-t-il bruyamment.

Il saisit une barre chocolatée Mamapops, déchira l’emballage et engloutit la confiserie en une seule bouchée.

— Je sais ce que vous pensez : « ce gars est un minable, un perdant intégral », mais j’ai de nombreux records à mon actif, vous savez.

— Quel genre de records ? se méfia Jacob en plissant les yeux.

— 4 kg de travers de porc en huit minutes.

Someropps ricana tout en fouillant dans son nez avec son petit doigt.

— J’étais épuisé, ruisselant de sueur et nauséeux…

— J’aimerais en savoir davantage sur la copie test de Bob Dylan, coupa sèchement Jacob.

Contrarier un individu comme Dany Someropps était le cadet de ses soucis.

— J’ai du diabète et des maladies cardiovasculaires, avoua-t-il.

L’intonation de sa voix était devenue désagréable. Il paraissait tout à coup morose et inquiet. Il hésita, réfléchit un instant, puis pointa son index vers Jacob.

— Pourtant, poursuivit Someropps, ce n’est pas grand-chose en comparaison de la pathologie dont souffre la personne qui possède votre exemplaire de Dylan. Ce gars s’appelle Sigma. Robert « Bob » Sigma plus exactement. Il est atteint du syndrome de Koppert.

— Du syndrome de quoi ?

— Koppert. Du nom du psychiatre allemand Ernst Koppert. Il s’agit d’un trouble de la famille des délires paranoïaques. Il survient chez les individus dont la personnalité est qualifiée de « sensitive ». C’est une forme de délire intériorisé, à la fois de manière dépressive et passive. Ces derniers ont un sens élevé des valeurs morales, ce qui explique en partie leur profonde paranoïa. L’hyperesthésie relationnelle de Sigma l’empêche d’avoir des contacts sociaux normaux, il est en quelque sorte trop vulnérable pour le monde extérieur. Dans les cas aussi sévères que le sien, il y a un risque évident de suicide.

Jacob siffla d’admiration :

— Vous en connaissez un rayon.

— Denise, mon ex-femme, était psy. Du genre immense brune à lunettes très sexy, jeta le gros Dany en gloussant. Sigma a longtemps été son patient.

Jacob l’examina avec une attention accrue, puis Someropps déclara pensivement :

— Il souffre aussi d’asthénie, ou d’une grande fatigabilité si vous préférez. L’exigence qu’il a envers lui-même l’épuise. D’après ma femme, ceci se traduit chez lui par un refoulement affectif et une sexualité inhibée.

— Est-ce que ce type est dangereux ?

Someropps éclata de rire avant de remplir son gobelet de Traumacola, puis il posa sa main sur l’épaule de Jacob qui s’écarta aussitôt pour lui échapper.

— Il souffre d’érotomanie, d’hypocondrie et d’une bonne dose de jalousie. Mais il n’a aucun comportement agressif envers autrui. C’est un être passif qui ne sait réagir que par la fuite et l’isolement. Il n’est dangereux que pour lui-même. Comme je vous l’ai dit, Bob Sigma est certainement suicidaire.

— Quel enfer, marmonna Jacob entre ses dents, le dos voûté, acculé par les révélations de Someropps. L’idée d’une éventuelle rencontre avec Bob Sigma l’angoissait.

— Comment se fait-il que vous le connaissiez si bien ?

— Ma femme était bavarde, très bavarde, c’était insupportable, expliqua-t-il sans aigreur. Quand Bob Sigma a su que j’étais moi-même collectionneur, il s’est vanté auprès d’elle de posséder certaines pièces rarissimes, dont la fameuse copie que vous recherchez.

— Qui vous dit qu’il acceptera de me la vendre ?

— Vous la vendre ?

Someropps s’esclaffa à nouveau avant d’être pris une violente quinte de toux :

— Il vous faudrait une sacrée somme, c’est un disque que même moi je n’ai jamais envisagé de m’offrir. Et puis, je ne suis pas certain qu’il soit en capacité de vous recevoir.

— Et si vous m’accompagniez, implora Jacob. Ça pourrait sûrement le convaincre.

Toujours en position semi-allongée, Someropps se perdit dans la contemplation du plafond avant de préciser :

— Je crois que vous ne comprenez pas. Même s’il n’est pas dangereux comme pourrait l’être un psychotique, Bob Sigma est un pestiféré.

— Il vit isolé du monde d’accord, protesta Jacob. Mais en un sens, nous vivons tous à l’écart des autres.

Le gros Dany s’agaça :

— Je vous dis qu’il s’agit d’une pathologie grave. Ce n’est plus un individu rationnel comme vous et moi, mais une personne en état de démence permanent. La dernière fois que j’ai parlé de Sigma à Denise, elle m’a affirmé qu’il ne se considérait plus comme un être humain. Il prétendait être une sorte de… comment appelait-il ça ? Une machine organique neuropsychique. Il se débarrassait de ses disques et ne s’intéressait même plus à la musique. Il se contentait de déblatérer sur Nietzsche, Schopenhauer, Wilhelm Reich et Otto Gross…

Someropps soupira avec lassitude avant d’ajouter :

— Vous n’allez certainement pas me croire, mais elle m’a raconté qu’il avait caché son visage sous une espèce de casque et ne communiquait plus qu’à travers un vieux combiné. Il avait entre les mains un boîtier téléphonique de la marine marchande.

La vision terrifiante d’un Bob Sigma devenu son propre sujet d’expérience frappa Jacob. Il hocha la tête lugubrement. Atterré, il ne savait pas s’il allait trouver le courage de faire la connaissance d’un homme manifestement schizoïde. S’apercevant que son invité était de plus en plus crispé, Someropps se tapota le ventre du plat de la main en le rassurant :

— Ce bon vieux Sigma n’est pas fou, ne vous inquiétez pas ; du moins il n’est pas fou au sens clinique du terme. Il n’est pas sujet à des crises psychopathiques. Il sait se contrôler.

— S’il n’est pas fou, pourquoi ce casque et ce boîtier ? Aucune personne saine d’esprit n’aurait ce genre de comportement.

— Il essaie de faire croire que c’est un dispositif pour mesurer son activité psychique. Denise m’a expliqué que le syndrome de Koppert s’aggrave avec le temps et que cette détérioration psychologique était flagrante chez lui. Après des efforts surhumains pour se sentir mieux, il semble que ce déguisement soit la seule solution qu’il ait trouvée pour se rassurer. C’est un homme perdu dans le labyrinthe de sa psyché et, comme vous le savez, tout le monde a besoin de repères, y compris les malades mentaux. Il est obligé d’apprendre à vivre avec son syndrome, il ne guérira pas. Tout ce qu’il fait, il le fait sous la contrainte de ses phobies. Il n’ose plus s’approcher des gens, sa vie sociale est définitivement condamnée. Un individu atteint d’une pathologie si envahissante sait qu’il ne sera jamais libre.

« Fais preuve de bon sens, s’auto-encouragea Jacob. Tu ne risques rien à rencontrer ce type. Tu t’es donné du mal pour trouver cette copie et tu touches au but, ce n’est pas le moment de reculer sous prétexte que le propriétaire de ce disque est déséquilibré. Peut-être que le fait qu’il soit dingue te facilitera la tâche. Bon Dieu Jacob, ressaisis-toi et tente ta chance ! » Il finit par se lever de son siège et demanda à Someropps les coordonnées de Sigma.

— N’hésitez pas à repasser me raconter les détails de votre entrevue, conclut Someropps.

Jacob Scholem comprit alors que, tout comme le patient de son ex-épouse, le gros Dany se noyait dans sa solitude.

 

Le téléphone du Ramayana Monkey sonna. Au bout du fil, Jacob entendit des interférences et des grésillements qui lui écorchaient les oreilles. Comme personne ne lui parlait, il demanda :

— Allo, êtes-vous Robert Sigma ?

D’une voix modulée et traînante, son interlocuteur répondit :

— J’ai bien reçu votre message, Monsieur Scholem, au sujet du disque.

— Serait-il possible de se rencontrer pour en discuter ?

Les crépitements revinrent, puis ce fut le silence jusqu’au moment où Bob Sigma annonça :

— Vous ne devriez pas venir, je pense que l’ancien mari du docteur Someropps vous a parlé de mon syndrome. Je souffre d’un état paranoïaque avancé et, pour tout vous dire, je ne me suis jamais senti si mal.

La voix semblait grave et lointaine. Comme s’il s’exprimait en se tenant à distance de son téléphone. « Il parle certainement à travers son casque », réfléchit Jacob.

— Ce n’est pas une maladie ordinaire, continua-t-il, faire la rencontre d’un homme atteint du syndrome de Koppert peut se révéler profondément déprimant.

— Je prends le risque, déclara nerveusement Jacob.

— Dans ce cas-là, venez demain dans la matinée. Avez-vous de quoi noter ?

— Un instant… Allez-y, répondit Jacob en se précipitant sur un stylo pour griffonner l’adresse de Bob Sigma sur son carnet de comptes.

 

Lorsque la main gantée de Bob Sigma lui tendit un café, Jacob hésita. Quelque chose, au plus profond de son esprit, lui soufflait qu’il avait pris une mauvaise décision en venant ici.

— Pensez-vous être réellement une machine ? demanda Jacob sans détour après avoir accepté la tasse en céramique.

Sigma montra du doigt la partie du casque qui couvrait son oreille droite tout en levant et en abaissant des boutons. « C’est certainement pour me signifier qu’il m’entend mal. » Le mécanisme émit un grésillement et après un temps de silence, Bob Sigma répondit :

— Théoriquement parlant, je reste un dispositif humain. J’ai parfaitement conscience qu’il m’est impossible de devenir un jour une machine. Je suis en quelque sorte pris au piège de mon propre déni.

Sans trop prêter attention à ses explications, Jacob étudiait le casque grotesque que son vis-à-vis portait sur la tête. Il s’agissait d’une sorte de masque de cuir garni de clous étincelants. Au niveau de la bouche étaient attachés des composants et des circuits électroniques. Des condensateurs et des fusibles décoraient le sommet de son crâne, tandis qu’un microprocesseur plus encombrant était fixé sur le haut de sa nuque. Deux pièces de transistor soudées à la place des yeux lui donnaient l’air d’un énorme insecte mécanique. Jacob se demandait comment il pouvait voir à travers ce grotesque assemblage. Sigma parlait dans un combiné relié à son casque par un câble. Sa voix était grave et profonde comme celle d’un inquiétant automate. Il maintenait fermement entre les mains le vieux boîtier téléphonique de la marine marchande évoqué par Someropps. L’engin n’était branché nulle part et Jacob doutait de l’utilité d’un tel attirail. Toute cette machinerie était raccordée de manière trop chaotique pour pouvoir fonctionner, ce n’était à l’évidence qu’un artifice fabriqué à la hâte. Il pressait les boutons numérotés comme s’il essayait de régler le niveau sonore de son dispositif. Jacob lui adressait des sourires tendus sans parvenir à camoufler son malaise. Dans son smoking noir, Bob Sigma lui inspirait une profonde angoisse, une représentation vivante de la folie dégénérative. Il fixait le casque lumineux et les interrupteurs de son boîtier. Chaque fois qu’un bourdonnement émanait de l’homme, des frissons d’épouvante traversaient Jacob. « Grand Dieu, qu’est-ce que je fous là ? », se demanda-t-il en tentant de reprendre ses esprits.

— J’ai rassemblé beaucoup de documentation sur le principe de machine organique neuropsychique. Je pourrais vous faire parvenir les études de Gilligan sur le sujet, ou bien celle de l’école psychanalytique d’Édimbourg… si cela vous intéresse, bien entendu.

Avachi dans son fauteuil transparent, Jacob faisait face à une splendide collection d’albums et d’affiches de concerts. La pièce était soigneusement agencée. À l’évidence, l’ordre et la symétrie obsédaient le maître des lieux. Les amateurs de vinyles avaient souvent le souci des classements très précis, mais la maniaquerie excessive de Sigma relevait du pathologique. Il était assis sur un canapé de velours impeccable, le dos aussi droit et rigide que celui d’une poupée mécanique. Près de l’accoudoir, une copie de la Gibson que BB King utilisait dans les années 50 était posée sur un support de bois, juste à côté d’un album de Grateful Dead soigneusement protégé. Jacob se demandait si Sigma avait enfilé un smoking et un nœud papillon spécialement pour sa venue ou s’il s’agissait de son style vestimentaire habituel. Bob Sigma releva sa manche pour jeter un œil à sa Chronext à remontage manuel, puis il fit un geste vague en direction de sa collection.

— Vous cherchiez la copie test de Blood on the tracks si mes souvenirs sont bons, dit-il en prenant soin de parler à travers son combiné.

Jacob réfléchit aux mots adéquats avant de se lancer :

— J’aurais désiré savoir si vous la céderiez à l’un de mes clients, et si oui, à quel prix ?

— Si vous la voulez, elle est à vous…

Incrédule, Jacob attendit des précisions, mais Sigma se tut. Le disquaire se focalisa sur les bourdonnements des composants électroniques qui provenaient du casque. Bob Sigma finit par faire coulisser un casier pour en retirer la copie plastifiée de Blood on the tracks. C’était un vinyle emballé dans une pochette en papier légèrement jauni et froissé. Sur la pochette était inscrit au marqueur : « Bob Dylan. Blood on the tracks. Out takes ! N.Y. sessions. Test pressing. Ultra rare. » Jacob observa l’objet d’un air pénétré :

— Qu’entendez-vous au juste par « si vous la voulez, elle est à vous » ?

— Je n’accorde plus d’importance au domaine matériel, tout simplement.

À cet instant, Bob Sigma paraissait calme, presque normal. Il ajusta ses gants de cuir avant de consulter à nouveau sa montre.

— Je ne veux plus participer à cette insatiabilité consumériste. C’est un obstacle aux engagements existentiels. L’humain est prisonnier d’une frénésie consommatrice, tout tourne autour de son désir de possession. J’observe ma collection de disques et je me demande dans quel monde de fous nous vivons. Cette obsession consumériste faisait déjà partie des fondements du nazisme…

— Si j’ai bien compris, vous me faites cadeau de votre copie test de Bob Dylan ?

— Je vous l’ai dit, elle est à vous !

Jacob renversa son café en posant sa tasse sur une sculpture-assemblage de Raoul Haussmann. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait obtenu le disque si facilement. Il plissa les yeux en se frottant le front et examina avec incrédulité la précieuse copie.

— Je ne sais pas quoi dire, balbutia-t-il en essayant de défroisser sa chemise fripée et maculée de taches de moutarde. J’espère que vous avez conscience que c’est un disque d’une grande valeur que vous m’offrez.

Bob Sigma hocha la tête en signe d’assentiment.

— Avez-vous déjà fait appel à un psychiatre, Monsieur Scholem ?

Jacob fronça les sourcils. « Sheila et maintenant lui. Qu’est-ce qu’ils ont tous ? J’ai sûrement l’air de broyer du noir. »

— Jamais, admit-il.

— Vous ne vous êtes jamais demandé si vous vouliez mourir, si vous vouliez tuer quelqu’un ou bien simplement comment vous pourriez vous débarrasser de certains de vos conflits intérieurs ?

— Non, lança Jacob précipitamment.

— Je n’ai jamais désiré faire de tort à personne, dit Bob Sigma en joignant ses gants autour du combiné, ni aux autres, ni à moi-même. Seulement, nous sommes parfois au fond de l’entonnoir et nous n’avons plus le choix, nous devons passer par le tube. Quand l’enfant arrive à terme, il doit traverser le couloir de la vie pendant l’accouchement. Schématiquement, le processus analytique revêt la forme d’un mouvement de chute et de remontée. De chute vers la mort et de remontée vers la vie.

Un sifflement modulé résonna aux oreilles de Jacob. D’un air morose, sans l’ombre d’un sourire, il observait sa copie de Dylan. Ses aisselles dégageaient une odeur rance d’oignon, même Jacob s’en rendait compte.

— Des mécanismes développés depuis notre petite enfance sont réactivés dans certaines circonstances et provoquent des angoisses et de la colère… Tout ceci fait obstacle au déroulement normal des relations humaines. L’analysant doit toucher le fond pour donner le coup de talon qui lui permettra d’espérer un jour remonter à la surface. C’est par la cure psychanalytique que j’ai pu découvrir qu’il y avait de l’humain en moi, avant ça je n’en avais pas conscience. Ma part d’inhumain était ce que je considérais être MOI, c’était un mécanisme aveugle et sourd.

— Pourquoi me raconter tout ça ? s’inquiéta Jacob.

Il n’arrivait plus à réfléchir. Il sentait que le vide aspirait son souffle vital, comme une longue chute vers le néant absolu.

— La parole permet de s’extraire de l’inhumain et de sa structure agissante. En parlant, je ne suis plus un objet manipulable et passif, mais je deviens une machine organique neuropsychique. De sujet en quête d’identité, je passe à l’état de sujet ayant pour but de reconquérir sa dignité.

Plus il s’expliquait, plus Bob Sigma plongeait dans une forme de transe. Il semblait absorbé par des souvenirs de travaux de Freud, Bettelheim, Winnicott…

— La liberté n’a rien à voir avec l’affranchissement des contraintes ou l’accès au choix conscient, précisa-t-il en provoquant involontairement un larsen avec son haut-parleur. Il est impossible de se débarrasser des coercitions inhérentes à la réalité.

— Êtes-vous en train de m’expliquer comment guérir de la dépression ?

— On ne peut se délier de la souffrance. On peut seulement tenter d’en contraindre les effets.

— Par la parole ? demanda Jacob, comme si Sigma était enfin parvenu à éveiller sa curiosité.

— Oui. C’est aussi libérateur que le cri d’un enfant à sa naissance. Ses poumons se dilatent, l’enfant est lancé dans une forme de vie autonome, il n’est plus un poisson dans son liquide ni un corps relié à celui de sa mère. Il obtient sa liberté, donc sa potentialité.

Le visage de Jacob s’assombrit et il gémit. Il plongea les mains dans ses cheveux en un geste d’impuissance et rumina son abattement.

— Excusez-moi, murmura-t-il, mais je me sens un peu sonné par cette discussion.

— Pour un fœtus, séjourner trop longtemps dans sa matrice est dangereux. La liberté exige une expulsion brutale. La vie est une équation angoissante, elle est truffée d’inconnues, mais sans libération, notre psychisme malade deviendrait notre tombeau. Nous serions morts, calcifiés.

Après un instant de réflexion, Jacob demanda d’une voix traînante :

— Pourquoi faites-vous ceci ? Je veux dire… je suis seulement venu pour le disque, pas pour une thérapie ou je ne sais quoi…

Il ressentait la désagréable impression de se soumettre à son hôte, de se laisser dominer sur le plan psychologique et physique.

— Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas psychanalyste. J’ai simplement remarqué chez vous un puissant besoin d’entrer en analyse.

— Rien que ça, ironisa Jacob avec amertume.

— C’est une chose facile à cerner. Les machines organiques neuropsychiques ont en elles un intense désir de vie. Tout comme un thérapeute, elles se servent de ce désir de vie pour augmenter le faible désir de vie de l’analysant…

— Je suis l’analysant ?

— Vous êtes l’analysant et votre désir de vie me semble atrophié. Vous êtes dépressif. Mais il ne suffit pas de nommer votre pathologie pour vous libérer des mécanismes de votre aliénation.

— Aliénation ? Vous n’y allez pas un peu fort ?

Jacob sentait ses membres s’engourdir. Des pensées avilissantes le tourmentaient : « Je pense qu’il y a de la place pour toutes sortes de personnes dans ce monde, sauf pour moi, je suis inutile. J’aspire à d’authentiques contacts humains, mais les rencontres me pétrifient. J’ai l’impression d’être aussi démoralisé qu’il est possible à un individu de l’être. C’est un miracle que je n’aie jamais tenté de me loger une balle dans la tête. Quelles pensées morbides ! s’horrifia Jacob. C’est la preuve que ce dingue de Sigma voit juste quand il me traite d’aliéné. » Lorsqu’il sentit qu’il allait pleurer, il se raisonna : « Garde ton calme et ne laisse pas tes émotions te couvrir de ridicule. »

— En admettant que vous soyez une sorte de thérapeute, poursuivit Jacob avec brusquerie, n’êtes-vous pas censé vous contenter d’écouter ?

— Oui, de manière attentive et sans jugement a priori. Je ne dois rien craindre de ce que vous pourriez me dire. Je sais attendre, je dois attendre. Par mes silences et mon écoute, je deviens un outil créateur de parole et de vie. En commençant à me parler, vous couperez le nœud qui vous empêchait jusque-là de respirer pleinement.

— Peut-être bien, marmonna Jacob avec un mouvement évasif.

Il était avachi dans son fauteuil transparent, tassé, l’air perdu. Il avait fini par ne plus prêter attention aux bruits parasites et aux interférences qui provenaient de la panoplie de Bob Sigma. Jacob devinait qu’en essayant de le soigner, Sigma tentait d’échapper à sa propre structure obsessionnelle. Le désespoir dictait toute sa conduite. En se mettant en scène dans la « peau » d’une machine organique neuropsychique, il s’efforçait de lutter contre les processus insidieux de son syndrome. En fin de compte, il voyait en Scholem une ultime bouée de sauvetage, le dernier lien avec le monde extérieur.

— Je suis attendu à la boutique, mentit Jacob en grattant sa moustache.

Bob Sigma semblait trop occupé à trifouiller ses boutons et resta silencieux. Jacob s’extirpa de son fauteuil, sa précieuse copie soigneusement plaquée contre la poitrine et tendit une main moite à l’homme aux gants de cuir. Bob Sigma se leva à son tour et lui serra la main avant de déclarer :

— Vous ne m’oublierez pas, j’en suis persuadé !



La matinée était caniculaire. Des meutes de touristes déambulaient entre les balayeurs qui ramassaient les prospectus abandonnés et les cannettes de soda qui jonchaient le caniveau. Des piétons traversaient les croisements en dégustant leur glace, sans se soucier de la circulation. Certains d’entre eux s’attardaient en face de la vitrine du Ramayana Monkey pour admirer les disques en devanture et commenter les prix des exemplaires les plus coûteux.

Après une discussion sans intérêt avec un adorateur des Beach Boys, Jacob attrapa la carte de visite de Patrick Rehlinger et composa le numéro indiqué.

— Je n’en reviens toujours pas qu’on t’ait fait cadeau d’une pièce de collection pareille, s’enthousiasma Strip qui s’affairait déjà dans les rayons.

— Ça n’a pas été simple. Si c’était à refaire je…

Cabinet Babcock & Babcock, l’interrompit une voix féminine.

— Bonjour. Puis-je parler à monsieur Patrick Rehlinger ? C’est au sujet d’un disque qu’il…

Votre nom s’il vous plaît.

— Jacob Scholem du Ramayana Monkey à Handgola.

Une seconde, je vous prie.

Ses mains tremblaient d’excitation. Il réfléchit et se dit que la première chose qu’il devrait faire avec l’argent de Rehlinger était de commander une nouvelle enseigne lumineuse ; avec cette fois-ci une divinité dont la tête ne ressemblerait pas à celle d’un chien, mais bien à celle d’un singe. Il observa Strip s’activer inutilement dans le magasin, puis se tourna pour regarder les passants à travers la vitrine maculée d’une couche de pollution.

Patrick Rehlinger à l’appareil, lança solennellement le jeune homme d’affaires. Que puis-je pour vous ?

— J’ai le disque en ma possession, annonça Jacob en toute simplicité.

Le disque ?

— Le Bob Dylan que vous m’aviez demandé.

Rehlinger paraissait contrarié. Après quelques secondes de silence, Jacob précisa avec appréhension :

— Je suis disquaire… à Handgola… vous m’aviez sollicité pour trouver un exemplaire très rare de…

De Blood on the tracks.

— Exactement.

J’espère que c’est une plaisanterie, s’agaça Patrick Rehlinger.

— Une plaisanterie ?

Cet album est en ce moment même sur mon bureau, son propriétaire me l’a livré, en main propre. Un exemplaire en parfait état.

De la sueur lui coulait le long des côtes et Jacob se mit à se gratter fébrilement le torse. Décontenancé, il hésita à lui raccrocher au nez.

Comment se pourrait-il que vous soyez en possession d’une seconde version de ce disque ? Existe-t-il plusieurs pressages de cet enregistrement ?

Jacob savait que ce type de riche collectionneur abandonnerait tout intérêt pour un vinyle fabriqué en plusieurs exemplaires ; alors il décida de mentir, presque inconsciemment, sans comprendre réellement pourquoi.

— Non, bien évidemment. Je crois que nous nous sommes mal compris, excusez-moi de vous avoir fait perdre votre temps, répondit Jacob sans entrer dans les détails.

Sans un mot de plus, il raccrocha le téléphone et frappa son comptoir du plat de la main. Rouge de honte, il frotta sa nuque dégoulinante de transpiration et s’administra une claque sur la joue. La voix de Strip l’arracha à ses ruminations :

— Ce salopard te fait faux bond ?

Strip paraissait amusé par l’air égaré de son ami.

— Pourquoi rien ne se déroule jamais comme je l’espère ?

Jacob s’empara de la copie de Blood on the tracks avec l’envie de la fendre en deux d’un coup de genou. Il se sentait submergé par un sentiment d’injustice, comme si Rehlinger l’avait volontairement humilié.

Au même moment, des escarpins résonnèrent sur le trottoir et Jacob Scholem releva mécaniquement la tête. Il reconnut à travers la vitrine la cliente aux cheveux courts qui lui avait fait tant d’effet. En la voyant avancer d’un pas léger, il se souvint de la manière dont elle se déhanchait sur Frank Zappa. Sa précieuse copie entre les mains, il se précipita à l’extérieur du Ramayana Monkey pour essayer de la rattraper.

— Avez-vous aimé Frank Zappa ? réussit-il à lui crier en arrivant à sa hauteur.

Elle se retourna après avoir sursauté et esquissa un faible sourire crispé.

— L’autre jour, vous avez quitté ma boutique sans me dire ce que vous en pensiez.

Après avoir pris un air intimidé, elle déclara brusquement :

— Vous êtes le disquaire ? Je me souviens de vous.

— Moi aussi je me souviens de vous.

L’instant était électrique. Elle était vêtue d’une jupe blanche évasée assortie à ses chaussures. Jacob examinait avec minutie sa manucure et ses bracelets de perles. Ses doigts étaient décorés de faux ongles aussi longs et pointus que des griffes de reptile. Ses lèvres étaient pâles et elle transpirait légèrement sous le nez. La façon dont il s’y était pris pour l’aborder lui paraissait ridicule, mais cette situation ne semblait pas embarrasser la jeune femme.

— J’aime beaucoup votre magasin, il y a de très beaux disques, vous avez l’air d’en connaître un bout.

Il se dit tout à coup qu’elle avait un visage immature. À cette distance et en plein soleil, ses yeux étaient outrageusement maquillés, c’en était presque comique.

— Je n’ai jamais compris toutes ces histoires de vitesses de rotation, poursuivit-elle, 33 tours, 43 tours…

— 45 tours, rectifia Jacob. Les petits qui ont la taille d’une assiette.

— Je n’y connais vraiment rien. Je suis habituée à écouter de la musique au format numérique, vous pensez certainement que ça n’a aucun charme.

— Absolument aucun, la taquina-t-il. Je ne me vois pas transmettre à mes enfants un disque dur en leur disant : « Voici le trésor de Papa, amusez-vous bien ! »

Elle ne parut pas comprendre la plaisanterie.

— Vous avez des enfants alors ?

— Non, aucun, ce n’était qu’une… qu’une phrase en l’air. Ce que je voulais dire, c’est qu’un vinyle peut se posséder, se toucher, se renifler…

Le soleil d’Handgola lui tapait sur le crâne et sa peau se couvrait de plaques rouges dues à la chaleur. Un souffle de vent chaud faisait virevolter la jupe de la fille. L’air estival était chargé d’une odeur de sucreries chimiques. Il était tôt et pourtant, elle semblait habillée comme pour aller danser en boîte de nuit. Ses hauts talons lui donnaient une allure élancée, son corps paraissait énergique, elle était dans la force de l’âge. Toute sa vie, ce genre de femme inaccessible avait obsédé Jacob. Au coin de la rue, un camion de livraison cala et des klaxons retentirent.

— Je parie que celui-ci a de la valeur, annonça-t-elle en désignant l’album de Bob Dylan.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Il n’a pas de pochette, en plus il y a écrit « Ultra rare » dessus.

— Excellente déduction.

Jacob resta là, les yeux dans le vague, sans parler. Elle finit par poser sa main sur la sienne et ses doigts féminins lui tapotèrent le poignet, alors il se décida à lui tendre le disque.

— C’est un album très recherché, je vous le prête si vous me promettez d’en prendre soin.

Lorsqu’elle lui sourit en s’emparant du précieux Bob Dylan, il exulta intérieurement. Il sentait son cœur palpiter, puis se mit à rire en repensant à ce que lui avait expliqué Bob Sigma au sujet de l’entonnoir, du tube, du mouvement de chute et de remontée. Jamais Jacob Scholem n’avait éprouvé un tel désir de vie.