
Trip
Un conseil : ne faites jamais confiance à un type dans mon genre. Un gars comme moi aura toujours besoin de quelques billets pour sa dose quotidienne. Et dire que j’étais presque devenu clean ! 50 ml de méthadone par jour, deux fixs par semaine, pour un junkie invétéré tel que moi, c’était une prouesse. Au début, je revendais la plupart de mes flacons, alors les toubibs ont assorti mes ordonnances d’une obligation : je devais en vider le contenu sous le contrôle d’un pharmacien. Ça fonctionnait plutôt bien. L’opioïde neutralisait mon besoin physique d’héro sans pour autant provoquer d’hallucinations.
L’été précédent avait été un calvaire. Sous peine de revivre le même supplice, j’allais devoir me sevrer avant le début de ce que les autorités appelaient « l’encapsulation saisonnière ». Dès demain, des mesures d’interdiction de circulation allaient être mises en place. À l’évidence, je risquais de passer les quatre prochains mois à me défoncer à coups de produits ménagers. Les restrictions de déplacement étaient moins sévères pour les travailleurs ; ils avaient la permission de louer des combinaisons de thermorégulation. Mais pour les chômeurs, les consignes étaient strictes : impossibilité de quitter leur domicile. En cas de non-respect de la loi, ils étaient envoyés dans un centre pour inactifs le restant de l’encapsulation.
Quand le pharmacien fit glisser sept bouteilles de méthadone sur son comptoir, je lui lançai un regard dubitatif.
— Je suis censé m’enfiler tout ça ? Là ? Maintenant ?
— Vous allez ramener ça chez vous et vous rationner pour la saison.
— Vous plaisantez ? Sept flacons à peine pour quatre mois ?
— Peut-être même cinq… Les journaux parlent d’un prolongement des restrictions.
— Bordel, l’encapsulation n’a pas commencé que ces torchons s’amusent déjà à nous foutre la pétoche.
— Directive de responsabilité environnementale… Maintenant, veuillez céder la place au client suivant.
Le pharmacien, luisant de transpiration, me tendit le sachet en kraft contenant les bouteilles. Une fois dans la rue, je planquai le stock de méthadone dans les poches de mon pantalon — une immonde fripe dégottée dans un surplus militaire — et je sortis mon Eco-Phone pour tenter de joindre Dread.
— Hé vieux, un film pour toi, comme tu les aimes. Des bolides en flammes et des poupées salement sexy.
Des cris d’enfants firent grésiller le haut-parleur et j’éloignai l’appareil de mon oreille avec une grimace épouvantée.
— Qu’est-ce que c’est que tout ce bordel ? T’es où ? Dans une putain de fête foraine ?
— La salle d’arcade, dans le quartier végétarien…
— Putain mec, j’ai pas les moyens de prendre le métro jusqu’à…
— Tu crois quand même pas que je vais me déplacer pour un de tes films à la con !
— J’arrive Dread, j’arrive…
Bien entendu, à aucun moment il n’avait été question de cinéma. Il savait que je me pointais pour lui refourguer mes flacons. Avec lui, je n’allais pas en tirer grand-chose ; au mieux quelques grammes d’héroïne brune à peine correcte. Mais je n’avais pas les nerfs de faire la tournée des dealers de la ville pour comparer les offres. La proposition de Dread ferait l’affaire.
Dans quelques heures, je me retrouverais reclus chez mon pote Carlo pour tout l’été et cette situation avait le don de me foutre le moral à zéro. Qu’est-ce qui avait pu déconner à ce point ? Comment avions-nous pu laisser une espèce animale sur quatre disparaître ? Les ouragans et les cyclones n’avaient cessé de se déchaîner et les réfugiés climatiques arrivaient par bateaux entiers des zones du Sud. La nature semblait avoir décidé de nous éradiquer une bonne fois pour toutes. Face à la multiplication des épisodes caniculaires, les autorités avaient opté pour un encadrement répressif de la population. Les scientifiques avaient tablé sur une hausse de température de presque 19 degrés cette année. Sans combinaison de thermorégulation, interdiction de mettre un pied dehors, le risque de mourir d’hyperthermie étant trop élevé. Même Carlo, qui bénéficiait pourtant d’un contrat précaire de télé-enquêteur, n’avait pas droit à un équipement réfrigéré. Vêtus comme des liquidateurs de réacteur nucléaire, les gens voyageaient jusqu’à leurs bureaux climatisés pour continuer à faire tourner l’économie du pays. Cette économie responsable du désastre écologique dans lequel nous pataugions tous. Ils avaient fait de la planète une cuillère d’inox chauffée à blanc par des multimillionnaires accros au profit… Mais, en bon junkie, tout ce qui m’intéressait, c’était ma dose quotidienne.
Mon pote m’hébergeait gracieusement depuis quelques années. En contrepartie, il me demandait de l’aider à ramener les matelas qu’il trouvait dans la rue pour recouvrir la moindre parcelle de son parquet, comme si nous arpentions un tapis de nuages, un petit avant-goût du paradis selon lui. Quand nous n’étions pas affalés sur l’un des innombrables matelas qui jonchaient le sol, nous discutions devant des émissions de gags grotesques ou des documentaires sur les mégastructures nazies. J’ai toujours soupçonné Carlo de ne pas me foutre à la porte simplement pour débattre des heures durant du mythe des ovnis du IIIe Reich.
Avec ses débardeurs décolorés et son énorme pipe à méthamphétamine en forme de crucifix autour du cou, mon ami Giancarlo De Luca ressemblait à tout sauf à un Italien d’Albanherst. Si la drogue l’avait physiquement épargné, elle avait toutefois brûlé pas mal de ses neurones dans la pratique intensive du speedball.
— Hé Kyste, devine ce qui vient de nous être livré ? s’époumona-t-il en me voyant franchir le palier torse nu, dégoulinant de transpiration.
Pour comprendre la raison de mon surnom, il suffisait de regarder la poche liquidienne au-dessus de mon œil droit. Les médecins avaient beau me répéter qu’un coup de scalpel me débarrasserait de mon kyste, je me foutais de leurs avis. Tout mon génie créatif provenait selon moi de cet amas graisseux. Les filles que je fréquentais ne paraissaient pas rebutées, mais il faut dire que la plupart tapinaient pour du speed ou du crack, elles chopaient des MST bien plus terrifiantes qu’une petite tumeur frontale.
— Mate-moi ça, mon pote, un bon gros paquet commandé sur le RIP, annonça joyeusement Carlo. 25 balles le gramme d’héro et de la coke pour à peine le double.
— Bordel de merde, fallait me consulter avant d’aller claquer ta paye n’importe où. T’as la cervelle fondue ? Me suffisait de ramener la came de chez Dread et…
— T’aurais tout gardé mec, j’te connais.
— Un peu que j’aurais tout gardé, espèce d’abruti ! Regarde cette baraque, un vrai trou à rats, on n’a pas les moyens de se payer d’la cocaïne.
— Relax vieux, attrape plutôt le cutter planqué dans le tableau électrique.
J’étais trop lessivé pour m’interroger une nouvelle fois sur sa manie de cacher des outils et des armes blanches dans tous les recoins de la maison. J’avais chaud, crapahuter sous 42 degrés m’avait littéralement vidé de mon énergie. Heureusement que l’habitation était encore équipée de climatiseurs mobiles.
Il fit glisser son pouce le long du manche pour sortir la lame rétractable. Les yeux exorbités, il trancha l’adhésif arborant la mention « FRAGILE » en grosses lettres rouges. Lorsqu’il entrouvrit le carton, une ignoble odeur d’excréments envahit le salon. Dans un geste de panique, Carlo laissa basculer la boîte et un énorme étron craquelé roula jusqu’entre deux matelas.
— J’y crois pas, cette fois-ci ton dealer s’est carrément contenté de chier dans ta commande !
Au comble du désespoir, Carlo éventra le colis. Il venait à nouveau de se faire escroquer par un plaisantin du RIP.
Le Réseau informatique parallèle était une plateforme clandestine accessible uniquement par des protocoles spécifiques. Le site n’était indexé par aucun moteur de recherche et on procédait à ses achats essentiellement à l’aide de cryptomonnaies. Les arnaques étaient fréquentes et si par chance on finissait par recevoir sa commande, elle était habituellement de qualité médiocre.
— Un mois de paye foutu en l’air… Ça n’arrive qu’à moi ce genre de connerie.
— Bien sûr que ça n’arrive qu’à toi ! Plus personne n’utilise le RIP pour se défoncer.
— Et t’as peut-être une meilleure idée ? hurla-t-il en plongeant ses mains recouvertes de brûlures dans sa tignasse noire.
— Un peu que j’ai une meilleure idée, tu vas contacter ton tuteur et lui demander d’allonger 800 billets. Avec ça, je nous dégotte 40 grammes d’héro et on rationne jusqu’au mois prochain.
— Faut pas rêver… Mon tuteur est en vacances en Islande, bien au frais. Il ne prendra jamais la peine de m’envoyer un mandat.
— Merde. Et tes vieux ?
— Depuis que j’ai piqué sa télé à mon père, il interdit à ma mère de répondre à mes messages…
— Les Italiens sont pas censés être charitables envers leurs gamins ?
— Non, j’crois pas.
— Explique-moi pourquoi à chaque fois que je te parle d’un putain de truc italien, tu piges que dalle…
— J’en sais rien moi, peut-être que…
— Non, écoute, tu vas la fermer et j’vais tranquillement me relaxer avec le pochon de came que j’ai braqué chez Dread…
— Putain mec, t’as braqué de la dope chez Dread ?
— Cet enfoiré me proposait un minable gramme en échange de sept flacons de méthadone, alors je me suis permis de lui emprunter un petit supplément.
— Et s’il débarque ?
— En pleine encapsulation ? Ça risque rien… À la fin de la saison, je me pointerai chez lui avec un de ces flingues allemands, tu sais ceux de ces sadiques d’officiers SS…
— Un Luger ?
— Ouais, un Luger, le genre avec une tête de mort nazie gravée sur la crosse…
— Génial mec…
— Et BANG ! Cadeau de la race supérieure !
— Merde Kyste, j’t’ai déjà dit que j’acceptais pas ce genre de discours dans ma maison. J’connais des Noirs vachement respectables, tu sais. Si Dread en avait besoin, je lui ouvrirais ma porte et je lui annoncerais : « Tu es ici dans le royaume de Dieu, fais comme chez toi vieux. »
— Ensuite, on braquerait son stock avec nos flingues à tête de mort nazie à ce salopard…
Carlo éclata de rire avant d’inventer les scénarios les plus délirants sur la manière dont il pourrait écouler la came de Dread. À quelques détails près, nos conversations ressemblaient toutes à celle-ci : sans morale, sans logique, pathétiques…
— Bosser sans amphets, putain le stress, gémit Carlo.
— Va bien falloir renflouer les caisses !
— Comment tu comptes t’y prendre sans passer par le RIP ? J’te rappelle qu’on est bloqués ici pour quatre mois à partir de demain.
— Cinq mois d’après les journaux.
— Cinq mois, putain mec, j’vais pas tenir cinq mois sans rien, se plaignit-il en palpant nerveusement son horrible crucifix.
— Tonton Kyste a toujours un plan, suffira de se faire livrer à domicile par un intermédiaire.
— À domicile ? T’es givré ?
— On trouvera bien un abruti avec un job capable de nous ramener une dose en échange d’une partie de notre conso.
— Paraît que pendant l’encapsulation, les contrôles sont si fréquents que les gens sont obligés de cacher leur came dans leur bouche.
— Ouais, possible et alors ?
— C’est dégueulasse !
— Non mec, ce qui est dégueulasse, c’est de se faire livrer une crotte géante…
— Merde, tu crois peut-être que je l’ai fait exprès !
— Balance-la au moins dehors…
Je me sentais salement déprimé. Sans les réunions de lutte contre l’addiction, j’allais replonger pour de bon et sombrer dans ma dépendance. Tant d’efforts pour si peu de résultats. Il existait des groupes d’entraide et de parole en ligne, mais ce n’était pas la même chose que d’interagir directement avec des gens. J’étais foutu !
Deux semaines après le commencement de l’encapsulation, rien n’allait plus. Chaque nuit, mes jambes remuaient convulsivement dans toutes les directions, comme si je pédalais sur une bicyclette incontrôlable.
— CARLOOOOO !
Ce salopard avait le sommeil si lourd qu’il était impossible de le tirer du lit sans coups dans les côtes. Un junkie se doit de rester sur le qui-vive en permanence, comme une bête traquée, sinon il va au-devant de graves emmerdes.
— Mec, ramène ton cul ici immédiatement ! J’me sens mal, déconne pas bordel, me laisse pas dans cet état…
Mes crampes finirent par se calmer. Au lever du jour, je trouvais enfin le courage de m’arracher du matelas plastifié de la buanderie. C’était la seule pièce dont l’air était encore respirable. Je rejoignis la cuisine pour me verser un bol de céréales Turtle Jack. C’était typiquement le genre de produits répugnants dont Carlo raffolait. Sur le carton, une espèce de tortue psychédélique bondissait au-dessus d’une cascade de lait, une multitude d’anneaux multicolores lui dégringolant du cul. Dans un arc-en-ciel chimique, on pouvait lire un slogan incompréhensible : « Riche en sources de colorants naturels. » J’avais beau chercher depuis des mois, cette putain de phrase publicitaire n’avait définitivement pas le moindre sens.
Quand la sonnette d’entrée émit son bruit strident si significatif, je faillis m’étouffer avec l’une de mes rondelles de Turtle Jack. Un visiteur en pleine encapsulation, ceci n’annonçait rien de réjouissant. Un nouveau problème se cachait forcément derrière cette porte. Pas du genre descente de porcs ou braquage de crackhead fou furieux, plutôt un incident d’ordre administratif.
Je sautillai sur les matelas en enjambant le corps crasseux de mon colocataire. Le visiteur sonna une seconde fois. Dans un reflex paranoïaque, je finis par me pencher au-dessus de l’un des climatiseurs mobiles où Carlo avait l’habitude de planquer des canifs. Une énorme clef anglaise était dissimulée entre la machine et le mur décrépi. Après avoir rangé l’outil à l’arrière de mon pantalon, je hurlai à travers la porte :
— Y’a intérêt à ce que ce soit sacrément important, mon vieux !
— Un colis pour monsieur Giancarlo De Luca…
— Laisse ça là et casse-toi, hors de question que je gaspille la clim.
— J’ai besoin d’une signature, Monsieur.
Hors de moi, j’ouvris et arrachai le paquet des mains gantées du livreur. L’homme portait une ridicule combinaison de thermorégulation trop ample, identique à celle des éboueurs et des ouvriers d’entretien des bâtiments. Malgré son équipement, la sueur ruisselait sur son front à travers la visière en Plexiglas.
— Giancarlo De Luca ?
— Ouais, qui veux-tu que j’sois d’autre ? demandai-je en griffonnant trois gros 6 sur le bordereau.
Cet abruti ne s’était visiblement pas contenté d’une seule commande sur le RIP. Je claquai la porte et pris mon élan pour lancer un coup de pied furibond dans le dos de mon ami. Je me ravisai finalement in extremis.
Assis dans la cuisine, je reniflai prudemment la boîte. Aucune odeur suspecte. Avec le manche de la petite cuillère qui baignait dans mon bol, je déchiquetai l’emballage.
— Je rêve. Ce con s’est fait refiler un… un quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce machin ?
Je tapai des pieds, exaspéré par les achats inconsidérés de Carlo. Il ne restait plus rien pour se défoncer et ce crétin dilapidait son argent dans des gadgets inutiles.
Sur le boîtier en polymère thermoplastique d’à peine quelques centimètres d’épaisseur était inscrite la lettre Z. Peut-être que ce truc-là se revendrait facilement sur le web. En entrebâillant la fenêtre pour balancer le carton dans la cour, je sentis un désagréable souffle brûlant effleurer mon visage. Une canicule pareille en début de matinée signifiait que la journée allait être irrespirable. Je bondis vers la buanderie pour cacher l’appareil dans un monticule de linge à l’abandon.
— KYST !!!!
— J’suis au lit.
En l’entendant approcher, je pris une pose détendue qui n’avait rien de très naturel.
— J’peux finir tes Turtle Jack ?
— Fais donc l’ami, fais donc…
— Si Jésus m’épaule, pourquoi n’y a-t-il plus le moindre caillou de crack dans cette piaule ? chantonna-t-il d’un ton niais.
Sitôt dans la cuisine, je me mis à lui tourner autour comme un charognard au-dessus d’un animal mort.
— On peut pas vraiment dire que j’ai passé une nuit reposante… T’aurais pas deux-trois billets à dépanner ?
— Deux-trois billets ? Non, toujours à sec mon vieux, désolé…
Je massais la protubérance au-dessus de mon œil, seule elle pouvait m’extirper de ce merdier.
— Okay, réfléchissons !
— T’a une idée de ce qu’ils veulent dire par « Riche en sources de colorants naturels » ? demanda-t-il. J’veux dire… colorant et naturel, c’est pas antinomique ? Et puis riche en sources…
— Tu vois pas que j’essaie de me concentrer !
Je me mis à gratter nerveusement les croûtes de mon cuir chevelu.
— Hé, tu sais quoi ? s’écria Carlo. J’ai entendu dire que le moyen le plus sûr de trimballer de la coke en ce moment, c’était de liquéfier la came et de se la vaporiser sur les combinaisons.
— Hein ?
— Ouais, par exemple la liquéfier avec de l’acétone.
— La cocaïne ne se dissout pas dans l’acétone, mais dans l’eau…
— Peut-être ouais.
— Puis regarde-nous, on est de véritables déchets, pas des youpins de chez Goldman Sachs, on n’a pas besoin de coke.
— J’connais des Juifs vachement…
— Respectables, ouais je sais.
— J’vois bien qu’t’es sur les nerfs Kyste, mais crois-moi, t’as pas à t’inquiéter. J’ai un plan d’enfer pour le reste de la saison !
— Et c’est quoi ton plan d’enfer ?
J’étais vraiment à deux doigts de l’attraper par les cheveux et de lui plonger sa sale gueule d’Italien dans son bol de Turtle Jack. L’essentiel de ma conso perso provenait de l’argent que je lui extorquais. J’utilisais des méthodes basiques de manipulation mentale, un jeu d’enfant. Pas que je me trouvais particulièrement malin, juste que Giancarlo De Luca était particulièrement idiot.
— Qu’est-ce que tu dirais de passer la saison entière à planer ? suggéra-t-il en ouvrant grand ses bras squelettiques.
— Planer ? Planer à quoi ?
— Psi-lo-cybes !
— Psilo quoi ?
— Des hallucinogènes…
— Non, non, hors de question, j’ai jamais supporté ces trucs-là. Ce genre de produit te fait totalement vriller la tête.
Il n’y avait rien de drôle, mais Carlo éclata de rire en attrapant les céréales avec ses doigts avant de se les fourrer dans la bouche.
— J’ai déjà pris une pilule coupée à l’acide, j’sais de quoi je parle ! Ces conneries peuvent te transformer en légume en un rien de temps.
— J’en ai avalé un paquet, précisa-t-il avec sérieux. Regarde-moi, j’suis parfaitement lucide.
— T’es complètement ravagé ouais, t’as pas trente ans et t’as déjà de la flotte plein le bocal.
— T’exagères…
— Peu importe, j’veux pas d’ça chez moi !
— Chez toi ? J’te rappelle que…
— Continue à parler à tout le monde de Hitler et de ses soucoupes volantes et tu vas finir ta pitoyable vie de beatnik à l’asile.
— Putain, mais t’exagères drôlement…
e savais comment m’y prendre pour mettre Carlo dans tous ses états. Le regarder perdre patience me calmait les nerfs.
— S’agit ni d’champignon, ni d’pilule, ni d’buvard… Ce truc-là s’appelle du claustrum Z.
Ce rital diabolique avait fini par piquer ma curiosité au vif. C’était dans ces moments-là que les junkies faisaient des choix étrangers à toute notion de bon sens.
— Tu t’souviens des Polaroids ?
— Comme les furoncles qui nous poussent sur le cul ?
— Déconne pas, Kyste, les appareils photo de l’époque. T’appuyais sur le bouton, t’avais ton cliché…
— Et ?
— Un dealer un peu dingue a fait en sorte que chacune de ses photos contienne l’équivalent de 2000 à 3000 microgrammes de psilo. Il paraît qu’il suffit de presser la photo du bout du pouce pour qu’une goutte de drogue en sorte tellement les instantanés sont imbibés. T’imagines le trip ? Ça doit être une expérience démente.
Il m’expliqua que pendant plusieurs jours, la substance imprégnait une zone spécifique du cerveau directement liée à la conscience humaine : le claustrum. Le dealer remplaçait simplement le produit contenu dans le papier du tirage par un concentré de psilo pur. Quand le réactif alcalin se trouvait en contact avec la substance hallucinogène, les colorants étaient fixés et on obtenait une belle image lumineuse. Une fois la photographie développée, le client n’avait plus qu’à lécher la surface.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries encore ?
La machine de ce matin était donc un appareil photo. Vraisemblablement une arnaque dégottée sur le Réseau informatique parallèle. Carlo avait l’air d’en connaître un rayon sur le fonctionnement de cet engin. Si je lui annonçais avoir réceptionné sa commande, il s’empresserait d’aller léchouiller les photos de son claustrum Z.
— Et combien t’as payé un truc pareil ?
— J’sais plus très bien, certainement moins qu’un billet d’avion pour Katmandou.
— J’commence à comprendre pourquoi on t’a collé un tuteur sur le dos.
— J’ai jamais prétendu gérer mon salaire de manière responsable, les types comme moi sont pas faits pour avoir un job.
— J’aimerais bien savoir pour quoi sont faits les types comme toi…
— Découvrir de nouveaux mondes. Tu sais que Christophe Colomb était italien…
— Ce que je sais, c’est qu’il a découvert que dalle ton Christophe Colomb.
— Tu déconnes mec, et l’Amérique ? T’es pas au courant ?
— Quand il a débarqué, y’avait bien des Indiens, non ?
— P’têt bien… Ce que j’veux dire, c’est que les gars dans mon genre sont faits pour vivre de nouvelles expériences, s’approcher du trip ultime, s’épanouir dans la transcendance grâce à la mort de l’ego…
— Pitié, pas le couplet sur la mort de l’ego…
— Une fois qu’on a connu ça, on n’est plus jamais le même !
— J’aime encore mieux aller me recoucher que d’écouter toutes ces conneries psychédéliques.
— La mort de l’ego, Kyste, la mort de l’ego, répéta-t-il la bouche pleine de céréales.
Tandis que je rejoignais la buanderie en lançant des regards derrière moi pour m’assurer qu’il restait assis dans la cuisine, je l’entendis se remettre à chantonner : « Si Jésus m’épaule, pourquoi n’y a-t-il plus le moindre caillou de crack dans cette piaule ? »
Dans la minuscule pièce, je dus plier le matelas pour rabattre la porte et étudier de plus près le claustrum Z. En maintenant le bouton latéral, l’engin s’ouvrit automatiquement. Une barre de flash rectangulaire était fixée au-dessus de l’objectif tandis qu’au dos se trouvait une trappe de chargement de cartouches de film. Le dispositif paraissait si désuet qu’on avait du mal à croire qu’il puisse encore fonctionner convenablement.
En me plaçant face à l’objectif, je pris soin de pencher légèrement la tête pour que mon kyste soit bien visible. Un violent flash m’éblouit, le Polaroid émit un bruit de vieille photocopieuse puis un carré bleuté émergea du bas de l’appareil. Les détails qui se révélaient lentement sous mes yeux étaient pour le moins troublants. J’étudiais attentivement l’autoportrait pour m’assurer qu’il s’agissait réellement de moi. Mes joues étaient si creusées qu’on avait l’impression que je sortais d’une longue convalescence. Ma peau était dévastée par une multitude de boutons et de lésions cutanées. Ma cavité buccale et ma dentition semblaient dans un tel état de délabrement que ma mâchoire s’affaissait comme celle d’un vieillard.
— Cette machine débloque !
Tout en prenant soin de ne pas froisser la photo, je retournai le matelas pour décoincer la porte et aller me regarder dans le miroir des chiottes. À peine à l’extérieur de la pièce, j’entendis la voix affolée de Carlo :
— Kyste… ton visage… qu’est-ce qui t’arrive mec ?
Paniqué par mon état de décrépitude, cet idiot ne remarqua pas le Polaroid dans ma main.
Face à la glace, je dus me rendre à l’évidence, mon apparence était en tous points semblable à la photo. Carlo ne cessait de s’agiter dans mon dos. Je l’agrippai violemment par les bretelles de son débardeur avant de l’envoyer valdinguer dans le couloir. La baraque était devenue si insalubre que son coude perfora le mur.
— Trouve-moi rapidement de l’héro ou je te jure que je te fais la peau !
— Comment veux-tu que je sorte d’ici ? C’est illégal. Ils vont me coller dans un de leurs centres pour inactifs.
Je n’avais jamais vu Carlo si apeuré. Je tripotais la masse squirrheuse sur mon front pour essayer de comprendre les raisons de mon improbable métamorphose. Ce ne pouvait pas être une hallucination puisque je n’avais même pas léché le psilo du claustrum Z. Les toxicos se dégradent, mais pas instantanément, pas de manière si absurde. Des pustules semblables à des boutons de speed avaient érupté sur mon corps et j’avais l’impression que de petits cancrelats se baladaient sous ma peau. Hormis le peu de lucidité qu’il me restait, je n’avais plus rien à perdre. Nerveusement à bout, je balançai un vicieux coup de botte dans l’estomac de mon colocataire pour qu’il la boucle enfin.
— Trouve-moi une putain de dose ou je reviens t’enfoncer le crâne avec mes talons !
Il se contenta de rouler sur les matelas en gémissant des airs de Buffalo Springfield. Lui aussi avait fini par partir en vrille !
Je m’emparai du claustrum Z en prenant soin de l’orienter convenablement vers moi. Après le flash, je m’empressai de saisir la photo et de la secouer. Lentement, j’aperçus se former sur l’image une tête détériorée par des crevasses et des fistules. J’avais connu des junkies dont le physique avait salement morflé, mais jamais je n’avais vu une telle trogne de cadavre. Mon kyste avait fini par devenir si imposant que mon globe oculaire menaçait de s’échapper hors de son orbite. J’avais perdu l’usage de mon œil et ne distinguais plus la partie droite de la pièce.
— Mon claustrum Z, c’est toi qu’avais mon claustrum Z !
Carlo m’arracha l’instantané des mains et se mit à le lécher à grands coups de langue. Presque aussitôt, ses pupilles se dilatèrent avant qu’un strabisme ridicule lui donne une allure de reptile dégénéré. Il poussait de petits cris étouffés, comme un animal qui se serait goinfré d’arsenic. Je piétinai frénétiquement sa boîte crânienne avec mes bottes.
— La ferme, la ferme, la ferme !
Un frisson désagréable traversa ma poitrine quand je vis que sous sa tête, le matelas était imbibé de sang. Carlo n’émettait maintenant plus le moindre bruit.
— Je veux ma putain de dose ! Tu m’entends ? Hein mec, tu m’entends ?
Mes mots se perdirent dans le silence. Ce salaud était cuit, défoncé, dans tous les sens du terme.
Je fis pivoter le claustrum Z dans ma direction et pressai convulsivement le bouton. Les flashs se succédèrent et les petits carrés Polaroid dégringolèrent un à un sur le cadavre de Carlo. Horrifié, je scrutai sur les photos mon abjecte physionomie. Un sac d’os à demi nécrosé. En observant le dernier des clichés, je vis se former dans le fond une étrange forme jaune. Un individu en combinaison de thermorégulation qui ne portait pas de casque réfrigéré. Progressivement, son faciès devint celui d’un Noir avec, sur le haut du crâne, un amas de mèches de cheveux emmêlés. Trois coups de feu retentirent, tandis que je ressentais une vive douleur dans la nuque. Mon corps s’écroula près de celui de Carlo. J’entendis alors la drôle de voix de Dread, cette voix éraillée si caractéristique :
— M’en veux pas, vieux, rien de personnel, souffla-t-il en renfilant son casque réfrigéré. Dans mon job, on peut pas se permettre de se faire voler sans réagir. Les gens comme toi sont des animaux et j’laisserai pas un putain d’animal foutre en l’air ma réputation…
La moelle épinière sectionnée, mon corps demeurait immobile, paralysé. La joue plaquée contre la cuisse de mon colocataire, je continuais à scruter la dernière photographie. Mon œil valide se focalisa sur un détail, irréel. L’arme que Dread pointait dans mon dos avait l’apparence d’un Luger. J’avais l’intuition que la crosse était ornée d’une de ces têtes de mort de trois quarts avec deux fémurs qui se croisaient derrière la mâchoire. En même temps que je prenais conscience que la réalité ressemblait à une mauvaise plaisanterie, les paroles ridicules de Carlo résonnèrent dans mon esprit : « Si Jésus m’épaule, pourquoi n’y-t-il plus le moindre caillou de crack dans cette piaule ? »